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Livre de Ernest Daudet

Histoire de l'Émigration pendant la Révolution de Ernest Daudet


Tome 1

LIVRE CINQUIÈME QUIBERON

I PRÉPARATIFS DÉFECTUEUX

Bien qu'au mois d'avril 1795, l'expédition que devait commander Puisaye fût irrévocablement décidée et qu'on procédât activement à ses préparatifs, le comte d'Artois, à cette date, était à ce point laissé dans l'ignorance des plans qui allaient être exécutés, qu'il doutait encore de leur réalité. Non seulement on persistait à ne pas l'appeler à prendre part à leur élaboration, et Puisaye, bien qu'il lui eût délégué ses pouvoirs, négligeait de le tenir au courant des incidents auxquels ces préparatifs donnaient lieu, mais encore on affectait de lui en faire mystère. Aussi, dans l'isolement où il vivait, traînant son oisiveté à travers la petite république de Brême, s'irritait-il du dédaigneux abandon dont il était l'objet. Que d'amertume dans les plaintes qu'il adressait au duc d'Harcourt!

«Toutes vos lettres, jusqu'à l'époque du 20 avril, me flattent d'une expédition sur les côtes de France. Les ministres paraissent y compter, et M. de Puisaye avait l'air de n'en pas douter pour l'époque du mois de juin. Je persiste, plus que jamais, à penser que le salut de la France et la tranquillité de l'Europe sont attachés à cette expédition, et que les troubles qui existent dans toutes les parties de la France devraient en faciliter le succès et en rendre les effets décisifs pour la cause générale, si l'Angleterre voulait enfin se persuader que les moyens légitimes sont les seuls qui puissent réussir.

«Mais à quel espoir puis-je me livrer, lorsque je me rappelle tout ce qui s'est passé, et lorsque je compare la circonstance actuelle avec toutes celles dont on n'a pas voulu profiter depuis plus de dix-huit mois? Je ne rappellerai point ici les événements et je ne parlerai pas davantage de la manière dont le cabinet de Londres a répondu à ma franchise, à mon abandon, je dirai même à ma soumission absolue. Vous êtes instruit comme moi de tous ces objets, et tout en me recommandant la confiance, il est impossible qu'en relevant notre correspondance, vous n'accusiez pas le ministère de mauvaise volonté ou d'une faiblesse inexcusable.

«Est-ce donc dans le moment actuel où je puis être assez audacieux et assez confiant pour me flatter de voir réaliser, aujourd'hui, cette expédition promise depuis dix-huit mois et toujours retardée sous de vains prétextes? Car je mets en fait qu'un ministre loyal et homme d'État aurait su calculer qu'il fallait avoir l'air de tout abandonner, au dehors, pour tout défendre, tout rétablir et même tout conquérir au centre de la France, en étouffant dans son propre sein le germe qui détruira l'Europe.

«Sans rappeler le passé, qui est suffisamment gravé dans nos esprits, que vois-je à l'époque présente? La coalition des puissances anéantie, puisque le roi de Prusse a fait sa paix, puisque l'Empire est au moment de conclure la sienne, puisqu'enfin on assure que l'Espagne elle-même a suivi ce honteux exemple. Les rois de Naples et de Sardaigne ne tarderont pas à adopter les mêmes mesures, pour peu que la Convention leur en laisse la possibilité; il restera donc, pour le moment, l'Empereur et l'Angleterre. Mais, en admettant même, ce qui est difficile à croire, que Vienne et Londres n'aient pas donné leur assentiment aux paix qui sont conclues, et qui vont se conclure, connaissons-nous à ces deux cabinets assez de vigueur, de résolution et de moralité, pour penser qu'ils auront le noble courage de soutenir à eux seuls tout le poids de la guerre, et de rendre cette guerre aussi juste que salutaire, en renonçant à tout projet de conquête et en se déclarant les généreux soutiens des autorités légitimes? Nous avons malheureusement trop d'expérience pour nous livrer à un tel espoir, et il ne m'est que trop permis de craindre que l'Empereur ne tardera pas à traiter avec les régicides, et que, volontairement ou par manque d'énergie, l'Angleterre sera entraînée à suivre la même marche.

«Jetons maintenant nos regards sur l'intérieur; il y existe sûrement beaucoup de royalistes et beaucoup d'ennemis de la Convention, malgré le modérantisme qu'elle a adopté maintenant; mais peut-on comparer leur existence et leur position actuelle avec celle qu'ils avaient il y a quatre mois seulement, et, en supposant même que les vues de Charette, en traitant avec la République, puissent être excusables, ou en croyant qu'une partie des meneurs de la Convention veulent tendre à rétablir une sorte de monarchie (ce qui n'est guère probable), puis-je et dois-je me flatter que ce sera dans le moment présent, et d'après l'état actuel des affaires, au dehors et au dedans, que l'Angleterre va exécuter une expédition qu'elle a toujours retardée ou éludée, lorsque tout paraissait en assurer le succès?»

De ces lamentations qui n'étaient que trop justifiées, on doit conclure qu'un découragement profond s'était emparé du comte d'Artois et qu'il doutait tout autant du succès d'une expédition trop tardive, à son gré, que de cette expédition elle-même. Aussi, est-ce sans grand espoir et comme par acquit de conscience qu'il invitait d'Harcourt à s'informer des intentions positives du cabinet britannique. Le projet tenait-il toujours ou était-il abandonné? Et si, malgré la paix qui se négociait au même moment entre la Prusse et la République, l'Angleterre entendait continuer la guerre, à quel moment reconnaîtrait-elle les autorités légitimes et se déciderait-elle à faire agir ce puissant ressort?

Le prince n'avait pas encore reçu une réponse à ses demandes, et sans doute ne les espérait-il pas favorables, lorsque lui parvint à Grattand, près de Brême, dans les derniers jours de juin, une communication de lord Grenville, qui dirigeait en Angleterre le Foreign Office. Ce ministre lui apprenait officiellement que les troupes françaises, à la solde anglaise, étaient expédiées en Bretagne. «Comme l'intention de cet envoi est plutôt de protéger le débarquement des provisions et des munitions militaires que Sa Majesté envoie aux royalistes de la Bretagne, que de tenter une entreprise militaire avec une force si peu considérable, Sa Majesté n'a pas cru devoir proposer à Votre Altesse royale de se joindre à une expédition dont l'issue pourrait être si incertaine.»

La lettre se terminait par de vagues promesses pour le jour où, la Vendée ayant repris les armes et réparé ses revers, il serait utile que le prince reçût le commandement d'un des corps expéditionnaires. Mais, en fait, elle ne disait qu'une partie de la vérité. C'était bien une troupe destinée à combattre que l'Angleterre dirigeait sur les côtes de France sous les ordres du comte de Puisaye et du marquis d'Hervilly. Au moment où le prince adressait ses remerciements à lord Grenville, en insistant pour obtenir de jouer un rôle dans les opérations, cette troupe avait débarqué sur les rivages de la baie de Quiberon, et les irréparables fautes qui la vouaient par avance à un désastre certain étaient déjà commises.

Ces fautes étaient telles, qu'elles frappaient les esprits prévoyants et avisés, et qu'étant restées inexpliquées, on peut se demander aujourd'hui, comme ils se le demandaient alors, si l'Angleterre souhaitait le succès de cette campagne et si, en jetant dans cette aventure l'élite de la marine française, elle n'avait pas cherché à détruire les seuls rivaux qu'elle eût à redouter. Le marquis d'Andigné, dans ses Mémoires, se fait l'écho des rumeurs qui éclatèrent au lendemain de la catastrophe. Mais il les déclare injustes et sans fondement:

«M. Vindham me dit qu'il espérait que je ne soupçonnerais pas les ministres d'avoir nourri un projet aussi perfide; je lui dis, comme je le pensais, que je les en croyais incapables. Si le reproche de perfidie qu'on leur adressait alors était dénué de tout fondement, on ne peut aussi facilement pallier l'ignorance profonde qui avait présidé à la conduite de cette expédition, ignorance que le ministre anglais a généralement montrée dans les expéditions continentales.»

Ignorance ou perfidie, il n'est que trop vrai que les organisateurs avaient manqué de prévoyance et de prudence. Au lieu d'attendre pour faire partir Puisaye que tous les volontaires recrutés en vue de l'expédition, au nombre de douze mille environ, fussent enrégimentés et armés, et au lieu de leur adjoindre les forces britanniques que commandait lord Moira, on décida que Puisaye prendrait les devants avec un effectif de cinq mille hommes. Comment espérer conquérir la France avec si peu de monde? Comment surtout se flatter d'y réveiller l'opinion royaliste, si la présence d'un prince français à la tête de l'expédition ne venait légitimer une tentative faite avec le concours de l'étranger et lui donner un caractère national?

Il est vrai que Puisaye affirmait qu'à peine débarqué, quarante mille chouans, Vendéens et Bretons, viendraient se joindre à lui et qu'en s'avançant à leur tête au coeur de la France, il verrait se rallier à ses drapeaux les populations royalistes, tirées de leur torpeur. Mais compter sur ces secours était encore une illusion. Depuis plusieurs mois, Charette, après avoir signé la paix avec la République, restait au repos. Sans doute, il se préparait à reprendre les armes. Mais il ne les avait pas encore reprises. D'ailleurs, eût-il été déjà prêt à recommencer la guerre, on pouvait toujours craindre qu'il refusât d'associer ses efforts à ceux de Puisaye. Leurs vieilles querelles nées de leurs rivalités n'avaient laissé subsister entre eux que sentiments de défiance et de haine. Quant aux chefs qui n'avaient pas désarmé ou qui s'étaient déjà remis en état de combattre, Stofflet, Cadoudal, Mercier la Vendée, d'autres encore, ils ne disposaient que de quelques milliers d'hommes, et leur secours ne pouvait être suffisamment efficace.

Ces considérations auraient dû, semble-t-il, faire ajourner l'expédition. Mais Puisaye voulait en avoir tout l'honneur. Il avait promis aux Anglais de remettre la Bretagne sous les armes, de s'emparer de la presqu'île de Quiberon, d'entraîner tous les pays royalistes. Présomptueux et vain, il croyait pouvoir venir à bout de la tâche qu'il assumait et, pressé d'agir, il entendait agir seul. La première faute consista donc à aller de l'avant sans s'être assuré des moyens que pouvait fournir l'intérieur du pays. Elle fut le résultat de l'ambition de Puisaye, des rivalités des chefs vendéens et de l'opinion défavorable qu'ils avaient de lui.

Après celle-là, il y en eut d'autres non moins regrettables. Puisaye accrut, comme à plaisir, les défiances qu'il inspirait aux royalistes en écartant de l'expédition des personnages connus par leur dévouement à la cause royale et qui avaient entrepris de recruter des troupes avant que lui-même arrivât en Angleterre. Le marquis du Dresnay et le comte d'Hector furent ainsi mis de côté au dernier moment, bien que les régiments qu'ils avaient formés, et qui portaient leur nom, fussent désignés pour faire partie du corps expéditionnaire. La disgrâce dont ils furent frappés mécontenta très gravement les royalistes, celle du comte d'Hector surtout, à qui Puisaye n'avait à reprocher que d'être l'admirateur et l'ami de Charette. Ancien chef d'escadre, ce vieux marin avait formé son régiment d'officiers de marine. Ils ressentirent cruellement l'affront qui leur était fait dans la personne d'un chef qu'ils vénéraient, et ils en gardèrent à Puisaye un profond ressentiment.

Enlevé à ses marins, d'Hector pouvait prétendre aux fonctions de maréchal général des logis, qui devaient faire de celui qui en était investi le bras droit du général en chef. Puisaye lui préféra le comte d'Hervilly, bien que moins ancien. Jeune encore et soldat réputé, s'étant distingué en Amérique pendant la guerre de l'Indépendance, et ayant donné au roi, durant les plus mauvais jours de la Révolution, des gages éclatants d'intrépidité et de dévouement, d'Hervilly ne semblait pas au-dessous du rôle qui lui était confié. Mais on le disait aussi ambitieux que Puisaye. En outre, il passait pour susceptible à l'excès, impérieux, brutal, affligé d'un détestable caractère, et on ne l'aimait pas. Sa nomination mécontenta la plupart de ceux qui le connaissaient et plus encore les amis du comte d'Hector. Puisaye ne tarda pas à se repentir de l'avoir choisi. Les dissentiments qui éclatèrent entre eux, le jour même du départ de l'expédition, furent aussi une des causes du désastre final, non moins que l'incapacité dont fit preuve dans l'action le malheureux d'Hervilly et qu'il paya de sa vie.

C'était déjà bien grave que l'expédition, au moment de se mettre en route, emportât avec elle tant de germes de division, tant de causes quasi certaines d'échec. Mais à ces inconcevables imprudences on en ajouta une qui les dépassait toutes et qui, en rendant inévitables des trahisons et des désertions, devait, aboutir finalement à une catastrophe. Les régiments désignés pour la Bretagne ne possédaient encore que des cadres. Les officiers avaient été nommés, mais les soldats manquaient. On eut l'idée funeste d'aller les recruter sur les pontons où l'Angleterre tenait, dans une captivité rigoureuse, en les accablant de mauvais traitements, les prisonniers qu'elle avait faits sur les armées de la République.

Mal vêtus, mal nourris, mal logés, ces malheureux appelaient éperdument la fin de leurs maux. En leur proposant de s'enrôler dans les bataillons royalistes, on leur offrait une occasion inespérée d'échapper à leur sort et de revoir leur patrie. Des officiers royalistes furent chargés de leur exposer les avantages qui résulteraient pour eux d'un engagement. On en tenta de la sorte plusieurs milliers. Mais il n'y eu eut guère que quinze cents qui répondirent à cet appel et souscrivirent aux conditions qui leur étaient faites. Ils furent répartis entre les régiments au nombre de cinq qui devaient partir. En y entrant, ces volontaires, pour la plupart, se promettaient de déserter une fois en France. C'est dire que, loin d'être une force pour l'armée royaliste, ils devaient, en l'abandonnant, précipiter sa défaite.

L'Angleterre enfin couronna cette série de fautes et les aggrava en donnant à Puisaye et à d'Hervilly des instructions personnelles à l'un et à l'autre, et si contradictoires, qu'une fois en route, Puisaye ayant voulu arguer de ses pouvoirs et de ses ordres, d'Hervilly put lui en opposer de tout pareils. Ceux qu'avait reçus Puisaye, nommé déjà par le comte d'Artois lieutenant général, mettaient sous son commandement les cinq régiments de Rotalier, de d'Hervilly, de du Dresnay, de La Châtre et d'Hector qui formaient le corps expéditionnaire. Mais ceux qu'on avait donnés à l'amiral Warren, commandant de l'escadre de transport, lui enjoignaient de débarquer sur les côtes de France, dans la baie de Quiberon, un corps de troupes d'émigrés français «sous le commandement du comte d'Hervilly». Si le débarquement était impossible en cet endroit, c'est dans les environs de Bourgneuf qu'il devrait être tenté, ou même sur l'île d'Yeu. En ce cas, le commodore Warren devait agir «d'accord avec M. d'Hervilly» et consulter aussi le comte de Puisaye, «qui, ayant été mis dans la confidence, accompagnait M. d'Hervilly[57]». Ainsi, les instructions qui désignaient Puisaye pour exercer le commandement général étaient contredites par celles qui enjoignaient à Warren de n'agir que d'accord avec d'Hervilly. Ce devait être et ce fut pour les royalistes, aux heures les plus pathétiques de la campagne, une source de discorde et de démoralisation dont nous verrons bientôt les lamentables effets.

[Note 57: Papiers de Puisaye, cités par feu l'abbé Charles Robert dans son livre sur Quiberon.]

Cantonnés aux environs de Southampton et de Portsmouth, les cinq régiments, formant un effectif de cinq mille cinq cents hommes, bien qu'ils ne fussent pas encore au complet, furent réunis le 15 juin, dans la première de ces villes, et embarqués avec l'aumônerie et les divers services de l'armée sur une centaine de transports où avaient été chargés également les canons du régiment de Rotalier uniquement composé d'artilleurs, des approvisionnements, des munitions, cent mille fusils et soixante mille uniformes destinés aux troupes qu'on recruterait en France. Cet immense convoi mit à la voile le 16 juin, sous la protection de l'escadre de Warren composée de dix navires de guerre et de six chaloupes canonnières. L'état-major, auquel s'était adjoint l'évêque de Dol, prit place à bord de la Pomone, où l'amiral avait arboré son pavillon.

Le premier corps de débarquement était à peine parti, qu'on s'occupa d'en former un second destiné à le soutenir. Celui-ci devait être formé de deux régiments d'infanterie anglaise, dits fusiliers et chasseurs d'York, et de cinq régiments d'émigrés français: Rohan, Salm, Périgord, Damas et Béon, qui avaient fait partie de l'armée de Hollande. On venait de les rappeler du Hanovre où ils s'étaient retirés après la défaite des armes britanniques.

Les deux régiments d'York étaient seuls au complet; ils comptaient deux mille hommes. Des cinq autres ne restaient que des débris; leur effectif représentait à peine quinze cents combattants. C'étaient du moins des soldats d'élite, aguerris et entraînés, desquels on pouvait attendre des prodiges, alors surtout qu'ils devaient être appuyés par deux mille fantassins réguliers. Mais il était écrit que tout, dans cette malheureuse expédition, serait marqué au coin de l'imprévoyance. Au dernier moment, les régiments d'York furent retenus à Portsmouth; on ne fit partir que les corps d'émigrés.

On avait désigné pour les commander, sous l'autorité suprême de Puisaye, le comte de Sombreuil, fils de l'ancien gouverneur de la Bastille, que, lors des massacres de septembre, l'héroïsme de sa fille avait arraché à la mort et que, deux ans plus tard, la Terreur avait envoyé à l'échafaud. Charles de Sombreuil atteignait en 1795 sa vingt-sixième année. Quoiqu'il fût encore un jeune homme, il s'était acquis parmi les émigrés une brillante réputation militaire. Cette circonstance décida du choix qui fut fait de lui pour conduire en Bretagne la deuxième expédition. Sa jeunesse, son héroïsme, sa fin tragique à la veille de son mariage avec une jeune fille qu'il aimait éperdument, tout a contribué à exciter autour de son nom et de ses malheurs une pitié profonde. Entre les victimes de cette lamentable équipée, il n'en est pas qui ait, à un plus haut degré que lui, mérité d'être plaint. Il se mit en chemin le 9 juillet pour se rendre à Quiberon où le premier corps avait opéré son débarquement depuis douze jours.

La traversée s'était heureusement accomplie. En cours de route, à la hauteur de Penmarch, entre Brest et Lorient, on avait à l'improviste rencontré la flotte républicaine, commandée par Villaret-Joyeuse. Déjà épuisée par un combat qu'elle avait soutenu, le 23 juin, contre l'amiral Cornwallis, elle cherchait à se rapprocher des côtes d'où, la veille, une tempête l'avait éloignée. L'amiral Warren était parvenu à l'éviter, grâce au secours d'une autre escadre anglaise qui tenait la mer dans ces parages sous les ordres de lord Bridport. Celui-ci, prévenu à temps, s'était placé entre le convoi royaliste et la flotte républicaine avec quatorze vaisseaux de ligne, dont huit à trois ponts, et cinq frégates, auxquels Villaret-Joyeuse ne pouvait opposer que des forces sensiblement inférieures. Contraint d'opérer sa retraite en faisant face à son adversaire, il ne parvint à gagner Lorient qu'après avoir laissé trois de ses navires au pouvoir des Anglais. Pour comble d'infortune, il eut, en arrivant dans ce port, le cruel spectacle de plusieurs de ses équipages désertant en masse pour rejoindre les chouans, qui, sur la nouvelle de la prochaine arrivée à Quiberon d'une armée royaliste, se portaient au-devant d'elle.

Taudis que se déroulaient ces incidents, l'amiral Warren, escortant le convoi confié à sa garde, continuait sa route vers su destination. À bord des bâtiments qui les ramenaient dans leur patrie, les émigrés, convaincus que la Bretagne d'abord, la France ensuite allaient se lever à leur voix, célébraient leurs futurs succès. Bruyants, exaltés, donnant une fois de plus, à l'approche des périls redoutables qu'ils affrontaient de gaieté de coeur, la preuve de leur légèreté et de leur entière ignorance des changements survenus dans les âmes françaises depuis qu'ils avaient fui leur pays, ils escomptaient par avance la réussite des projets dont ils se faisaient les instruments et le rétablissement de la royauté. Ils saluaient, comme s'ils en eussent vu déjà se lever l'aurore, les jours de vengeance et de réparation auxquels ils croyaient toucher.

À leurs propos, on eût deviné que les misères de l'exil ne les avaient corrigés ni de leur crédulité, ni de leur scepticisme, ni de leurs dispositions à s'illusionner en évoquant leurs espérances. Ils perdaient même de vue l'impression douloureuse et irritante qu'allait nécessairement causer aux patriotes français l'enthousiasme que manifestaient ces revenants en s'avançant contre leur patrie, la main dans la main de ses ennemis séculaires, et que causait même à ceux-ci la forme sous laquelle ils le voyaient éclater. Un officier de la marine anglaise, sir Philip Durham, qui commandait une frégate de l'expédition, racontait longtemps après «que les Français qu'il avait à son bord le scandalisaient tellement par la licence et l'impiété de leurs propos, que, malgré les quarante-six ans écoulés depuis, l'impression de dégoût qu'il en avait reçue subsistait dans toute sa force[58].»

[Note 58: Rio: Épilogue à l'art chrétien.]

Sans doute, ils ne croyaient pas la trahir. En marchant à la conquête des biens dont la Révolution les avait dépouillés, en cherchant à délivrer la France, à relever l'autel et le trône, à venger des victimes, ils ne doutaient pas qu'ils n'exerçassent un droit sacré. Mais peut-être eût-il été plus digne et plus sage d'apporter dans l'exécution d'une entreprise qu'ils considéraient comme légitime et nécessaire, et de laquelle ils attendaient le salut, plus de retenue, plus de modération et surtout un plus pressant souci d'union et d'entente entre eux. Ces considérations malheureusement leur échappaient. Si près d'expier leur folie, ils ne semblaient pas encore avoir mesuré les responsabilités pourtant si graves qu'ils étaient eu train d'encourir, lorsque, le 25 juin, la flotte qui les transportait jeta l'ancre dans la baie de Quiberon.

II ÉMIGRÉS ET CHOUANS

Dès le 23, un bâtiment, la Galathée, détaché de l'escadre avait porté à terre deux chefs chouans: le comte du Bois-Berthelot et le chevalier de Tinténiac. Ayant quitté leur commandement pour aller conférer à Londres avec le comte de Puisaye, ils arrivaient d'Angleterre avec lui. Débarqués à l'avance, ils étaient chargés de rassembler leurs chouans afin de protéger la descente du corps expéditionnaire. Le point où il débarquerait n'était pas encore désigné. D'Hervilly voulait que ce fût à l'île d'Yeu[59], défendue par une petite garnison, mais dont il serait facile de s'emparer et d'où on pourrait aisément communiquer avec Charette. Puisaye professait une opinion contraire. Considérant Charette comme un rival, passionnément désireux de se passer de son concours, il entendait débarquer sur les rivages de Quiberon, puis, sans perdre une minute, marcher sur Vannes et sur Rennes qu'on savait insuffisamment défendues. Une fois à Rennes, on serait maître de toute la Bretagne, et il serait temps alors de revenir à Charette.

[Note 59: L'île Dieu, arrondissement des Sables-d'Olonne, à vingt-neuf kilomètres du continent. Dans tous les documents, elle est désignée île d'Yeu.]

Les deux chefs de l'expédition étant ainsi divisés, l'amiral Warren, que ses instructions invitaient à s'entendre en tout avec eux, ne savait quel parti prendre. Le retour de Tinténiac et de du Bois-Berthelot coupa court à ses hésitations. Ils annonçaient que la côte de Carnac était libre et sans défense, que les chouans allaient accourir par milliers afin de protéger le débarquement. La circonstance parut décisive à l'amiral anglais. Il se rangea à l'opinion de Puisaye, et la descente sur la côte de Carnac fut résolue.

Tinténiac et du Bois-Berthelot repartirent aussitôt pour se mettre à la tête des chouans. Ceci se passait dans la journée du 25 juin. Puisaye aurait voulu débarquer sur l'heure. D'Hervilly s'y opposa. Il tenait à s'assurer par lui-même que la côte était vide de défenseurs. Il consacra tout le lendemain à longer le rivage à bord d'un lougre, une lunette d'approche à la main, et perdit ainsi un temps précieux. Dans la soirée seulement, les émigrés furent embarqués sur des bateaux plats qui devaient les conduire dans l'anse de Carnac. Ils y débarquèrent le 27, dès le lever du soleil, après avoir vu flotter le drapeau blanc au sommet de la butte Saint-Michel. Ce drapeau annonçait aux arrivants que les quelques soldats républicains qui gardaient Carnac avaient été mis en fuite par les chouans.

Sur ce premier succès des royalistes, qui précéda la mise à terre de l'expédition, nous avons, entre autres récits, celui d'un témoin oculaire, le chouan Rohu, appartenant à la légion de Georges Cadoudal, et sous les ordres duquel on avait placé les matelots de l'escadre de Villaret-Joyeuse, qui avaient déserté en arrivant à Lorient, après le combat naval du 23 juin, pour se porter à la rencontre des émigrés.

«Le 27 juin, raconte Rohu, la flotte anglaise portant les troupes de débarquement ayant enfin paru dans la baie, nous nous portâmes vers la côte, ayant M. de Tinténiac à notre tête. Le bourg de Carnac et la butte de Saint-Michel étaient occupés par les troupes du général républicain Romand. Le général de Tinténiac dirigea une colonne sur ce bourg, et nous marchions avec lui vers Saint-Michel où flottait le drapeau tricolore. Nos marins, sans hésitation aucune, montèrent la butte sous le feu de l'ennemi, et nous n'étions devancés que par notre général qui courait de toutes ses forces. À notre arrivée au sommet, les bleus descendirent rapidement du côté opposé, se dirigeant vers le bourg. Aussitôt, on fait descendre les insignes de la Révolution. Tinténiac met bas ses habits, tire sa chemise, l'attache à la drisse du pavillon et improvise ainsi le drapeau blanc. Il m'ordonne de poursuivre les troupes républicaines qui fuient dans la direction de Plouharnel; lui marche vers la côte pour se mettre en communication avec l'escadre. Dans leur fuite, douze soldats de Romand allèrent vers le Paux, et se trouvèrent, d'un côté coupés par la mer, de l'autre par les miens qui les avaient devancés sur la route de Plouharnel; ils furent obligés de se rendre. Je continuai la poursuite jusqu'au village de Pontneuf-en-Plouharnel, et là je reçus l'ordre de prendre poste au village de Sainte-Barbe en face du fort de Penthièvre[60].»

[Note 60: Manuscrit de Rohu.]

En même temps, du Bois-Berthelot s'emparait du bourg de Carnac sans rencontrer d'ailleurs aucune résistance. De toutes parts, les forces républicaines, rares et éparses, se repliaient sur Hennebont, en vertu des ordres de Hoche. Il venait d'arriver à Vannes, et constatant l'absence totale de moyens de défense, il préférait reculer jusqu'au moment où, ayant sous la main les effectifs qu'on lui envoyait en toute hâte des cinq départements placés sous son autorité, il serait en état de reprendre l'offensive.

La côte balayée par les chouans, l'expédition mit pied à terre, au milieu d'un indescriptible enthousiasme. Il fut à son comble lorsque, au milieu des émigrés qui se présentaient pêle-mêle avec les marins anglais, on vit apparaître le grand aumônier, Mgr de Hercé, accompagné de ses prêtres. Ils avaient tous repris leur costume ecclésiastique. On s'agenouillait devant eux; on leur baisait les mains. On suppliait l'évêque de bénir cette foule prosternée, et de toutes parts retentissaient les cris: Vive Dieu! vive le roi! Le lendemain, dans une lettre envoyée à Londres, un officier attaché à l'expédition écrivait:

«Je croyais qu'il n'y avait plus de bonheur pour moi sur la terre; mais, depuis que ces braves chouans m'ont serré dans leurs bras, nous prenant à témoins les uns après les autres de leur fidélité, renouvelant dans nos mains leur serment de ne jamais abandonner ni leur Dieu, ni leur roi, je vois qu'il me reste encore une patrie[61].» Et faisant allusion à des épisodes des guerres livrées autrefois sur la côte bretonne entre Français et Anglais, il ajoutait cette phrase qui marquait tristement combien avait changé depuis la noblesse française, alliée maintenant aux anciens ennemis de la France: «Mon père défendait Quiberon. Voilà son fils et le fils de Tinténiac qui leur succèdent. Puissent-ils les trouver dignes d'eux!» Il est vrai qu'on lit dans une autre lettre: «Je croirais que les troupes anglaises ne paraîtront pas en France. Les préjugés des Bretons s'y opposent, et la déclaration de M. de Puisaye leur promet qu'il n'y aura aucune troupe étrangère. Si on en demande, elles seront prêtes.»

[Note 61: Archives de Chantilly.]

Ces quelques lignes révèlent l'une des causes qui déjà mettaient les Bretons en défiance. Ils nourrissaient contre les Anglais une haine séculaire et invétérée. Ils répugnaient à marcher par eux et avec eux. Puisaye avait prévu les effets de cette répugnance, et, dans la proclamation dont il s'était fait précéder en vue d'appeler les Bretons aux armes, il déclarait que l'armée royaliste qu'il commandait serait «entièrement composée de troupes françaises». Les chouans n'en furent pas moins choqués par la vue des matelots anglais. Ce fut de même une déception pour eux de constater l'absence du prince français dont on leur avait annoncé la venue.

Il convient, au surplus, d'observer que, si l'Angleterre s'opposa à ce que ses propres soldats participassent aux opérations dont l'envoi des émigrés à Quiberon marquait le début, ce n'est pas qu'elle craignît d'offenser les Bretons, mais parce qu'elle ne voulait exposer ses effectifs que lorsqu'elle serait sûre qu'ils seraient soutenus par un grand mouvement de rébellion à l'intérieur de la France.

Cette intervention de l'Angleterre ne fut pas d'ailleurs l'unique motif du découragement qui ne tarda pas à s'emparer des chouans. Ils étaient venus au-devant des émigrés remplis d'ardeur et de confiance. Mais, à peine arrivés, ceux-ci, presque tous nobles et entichés de préjugés, les blessèrent par leur arrogance et par le mépris dans lequel ils affectaient de les tenir. Ces obscurs serviteurs de la cause royale ne leur inspiraient que railleries et dédains. Ils les traitaient sans ménagements, voire avec brutalité. Puisaye, qui connaissait «ces pauvres chouans» pour les avoir, en Vendée, menés au combat, savait comment il fallait s'y prendre pour les amadouer et pour utiliser leur intrépide bravoure; il eut soin de ne pas les offenser. Il n'en fut pas de même de d'Hervilly. Lorsqu'il eut à leur distribuer des uniformes et des armes, il s'irrita de leur impatience, de la précipitation et du désordre qu'ils mirent à s'emparer des fusils, des munitions et des vivres. Il leur parla durement. Puisaye étant intervenu pour les justifier, d'Hervilly menaça de repartir sur-le-champ avec les cinq régiments à la solde de l'Angleterre.

Il y eut d'autres incidents qui donnèrent lieu à des altercations regrettables entre chouans et émigrés, voire à des scènes tragiques. En essayant leurs fusils, les chouans blessèrent deux soldats arrivés d'Angleterre. On alla jusqu'à raconter que deux cents paysans qui avaient assisté au débarquement des émigrés, étant restés sans répondre au cri de: Vive le roi, poussé par ceux-ci dont ils ne comprenaient pas la langue, les chouans les auraient fusillés. «Ils en ont tué plusieurs, arrêté vingt, pendu dix-sept, le comte d'Hervilly a sauvé les trois autres[62].»

[Note 62: Archives de Chantilly.--Nulle autre part, que je sache, il n'est fait mention de cette boucherie, ce qui permet de mettre en doute sa réalité.]

Ces faits et d'autres, rapprochés de ce qu'on racontait de la sauvagerie et de la cruauté des chouans, de leur manière de combattre, eurent pour effet d'accroître le mépris des émigrés pour eux. Dès qu'ils eurent pris contact les uns avec les autres, ce fut une cause de divisions qui allèrent en s'aggravant de plus en plus. Rohu nous en fournit un témoignage dans le journal manuscrit que nous avons déjà cité.

«Le lendemain, Georges m'envoya porter une lettre au général d'Hervilly commandant en chef des troupes débarquées, qui avait établi son camp au bourg de Carnac. Je fus bien accueilli par le général, qui me fit passer au salon où on me servit à boire et à manger en attendant la réponse. Deux messieurs entrèrent dans le salon, et faisant le tour de la table, l'un dit à l'autre:

«--Qu'est-ce que cela?

«--C'est un chouan, apparemment, répondit l'autre; on ne voit que cela ici.

«Me levant de table, je leur dis:

«--Prenez patience, messieurs; avant longtemps, vous en verrez d'une autre couleur plus que vous ne voudrez.

«Là-dessus ils sortirent, et je remontai près du général auquel je racontai ce qui venait de se passer. Il me parut très mécontent des propos qu'on m'avait tenus et envoya son homme s'informer de ces personnes. En me quittant, il me pria d'oublier ce petit désagrément, et de venir hardiment le trouver quand les besoins du service l'exigeraient, m'assurant que pareille chose n'arriverait plus.»

Contrairement à cette promesse, «pareille chose» se renouvela souvent, engendrant dans la masse des forces royalistes des dissentiments, lesquels n'étaient après tout qu'une image de ce qui se passait entre les chefs. Loin de se rapprocher, de se réconcilier, de s'entendre, alors que le souci de la cause qu'ils défendaient leur en faisait un devoir, ils se dénigraient et se contrecarraient. Ils contribuaient ainsi à diviser leur armée en deux camps ennemis: d'un côté, les chouans ralliés à Puisaye, de l'autre, les émigrés généralement plus favorables à d'Hervilly.

Il avait été décidé qu'aussitôt après le débarquement, une cérémonie religieuse aurait lieu sur la plage. Mgr de Hercé devait y célébrer la messe en présence de toutes les troupes assemblées, y bénir leur drapeau et y proclamer roi Louis XVIII. comme successeur de Louis XVII dont on venait d'apprendre la mort. Cette cérémonie fixée au 28, d'Hervilly s'abstint d'y venir. Il assista avec ses troupes à une messe basse dans l'église de Carnac, tandis que non loin de là, en plein air, Mgr de Hercé officiait en présence de Puisaye, des chouans revêtus de leur nouvel uniforme rouge et sous les yeux d'un peuple immense accouru de toutes les communes du littoral.

Ainsi, les causes de querelles, et partant de faiblesse, étaient de tous les instants. Puisaye, on l'a vu, aurait voulu s'avancer dans l'intérieur. Les chefs chouans étaient du même avis et entre autres Georges Cadoudal, que mécontentait déjà l'attitude de d'Hervilly. Mais celui-ci s'y refusa; il entendait d'abord laisser ses troupes se reposer et se refaire; il voulait aussi attendre la division Sombreuil qui devait fournir à l'armée un renfort de quinze cents combattants solides et aguerris. C'est du moins le prétexte qu'il allégua. Mais ce n'était qu'un prétexte, puisque, lorsque cette division arriva, il négligea de l'utiliser. Son concours étant rigoureusement nécessaire, il fallut se soumettre à sa volonté. Toute l'armée, émigrés et chouans, prit ses cantonnements dans les divers villages échelonnés sur la côte, et c'est à peine si, par quelques reconnaissances en avant, on protégea l'armée contre les attaques des républicains.

Le chouan Rohu constate dans son journal cette immobilité et ses effets. «À la nouvelle du débarquement, le peuple, de plusieurs lieues à la ronde, accourait en foule pour prendre des armes et s'enrôler pour le service du roi ... L'enthousiasme était inexprimable, tant on avait hâte de se délivrer du joug révolutionnaire. Des colonnes de chouans furent dirigées sur Auray et deux sur Landèvant, qui eurent divers engagements avec les bleus, mais qu'on ne voulut seconder ni par l'artillerie, ni par les troupes de ligne. Aussi, Hoche ne tarda pas à s'apercevoir que le mouvement royaliste était dirigé par des hommes qui ne connaissaient point le dévouement des Bretons à la cause de la légitimité. En ce moment, si les émigrés avaient avancé dans l'intérieur, il était visible que la Bretagne se soulevait en masse, tant était grande la joie produite par la nouvelle de l'arrivée d'une armée royale.»

Pendant ce temps, Puisaye consacrait ses loisirs à accabler de lettres pressantes le cabinet britannique. Il demandait des renforts, de l'artillerie, des chevaux, des armes, des vivres, un million en or afin de pouvoir nourrir les quatre-vingt mille hommes qu'il allait avoir sur les bras, disait-il. Il demandait que les troupes soldées par l'Angleterre fussent sous son commandement direct, et que d'Hervilly, tout en conservant le sien, fût mis à ses ordres. «Avec cela, écrivait-il au ministre Windham, je vous réponds de la Bretagne entière ... Il n'y a rien à épargner et la France est sauvée.»

Quelques jours plus tard, après le désastre de Sainte-Barbe que nous racontons plus loin, non langage changera. Il n'aura plus confiance dans les troupes dont d'Hervilly, mortellement blessé dans ce combat, a dû lui laisser le commandement: «L'intervention de vos troupes est nécessaire, écrit-il à Windham, et je préférerais maintenant deux mille Anglais à six mille Français.» Ces lignes révoltantes sous une plume française se peuvent-elles justifier? Les chouans étaient-ils devenus moins braves? Les émigrés manquaient-ils de courage? Non certes. Mais ils étaient découragés par les revers qu'ils venaient de subir, par ceux qu'ils prévoyaient et par l'imminence du péril auquel les avait livrés l'incapacité de leurs chefs.

Vingt-quatre heures après le débarquement, d'Hervilly donna une nouvelle preuve de la sienne en refusant d'aller en avant comme le souhaitait Puisaye et en prenant, pour agir, des délais qui permirent à Hoche de concerter, sans être inquiété, des mesures énergiques et rapides. Dès le 30 juin, le général républicain avait sous la main assez de soldats pour s'emparer tour à tour d'Auray, de Mendon et de Landèvant, qu'avaient occupés les chouans commandés par Vauban, Tinténiac et du Bois-Berthelot. Avec des canons et des troupes du corps expéditionnaire, ces trois chefs se faisaient fort de résister et de se maintenir dans leurs postes. D'Hervilly refusa de leur envoyer ces secours, bien qu'il les leur eût promis, et les chouans durent rétrograder en ramenant du Bois-Berthelot grièvement blessé. Cet échec était un avertissement. En même temps qu'il donnait tort à l'immobilité de d'Hervilly, il l'obligeait à y mettre un terme et le détermina à procéder, sans retard, à une opération à laquelle il attachait la plus haute importance.

À l'ouest de la baie de Quiberon, se trouve la presqu'île de ce nom, à l'extrémité d'une plage étendue, plate et sablonneuse, qu'on appelle dans le pays la Falaise. Longue d'environ quinze kilomètres et renfermant un assez grand nombre de bourgs et de villages dont celui de Quiberon et celui de Port-Halliguen où devait s'achever, dans un effroyable désastre, l'écrasement des royalistes, la presqu'île est reliée au continent par une étroite langue de terre, qui se rétrécit en avançant. Cette langue est resserrée entre les eaux de la baie et celles de la mer sauvage. À l'endroit où son élargissement marque l'entrée de la presqu'île, s'élève le fort Penthièvre, bâti sur des rochers escarpés que les flots recouvrent à la marée montante; il défend la presqu'île du côté de la terre et du côté de la mer. Du côté de la terre, il en est, en quelque sorte, la clef, ses canons dominant la Falaise, et, du côté du large, ils peuvent tenir à distance une flotte ennemie.

Ayant compris l'importance stratégique de ce poste, d'Hervilly avait résolu de s'en emparer et de se rendre maître de la presqu'île. Elle lui offrait un abri sûr pour son armée, si celle-ci était obligée de se replier, un dépôt pour les immenses approvisionnements amenés d'Angleterre, la possibilité de rester en communication avec les escadres anglaises, de se ravitailler, par conséquent, et au besoin de se rembarquer.

Cette fois, Puisaye fut d'accord avec lui. Le 30 juin, à leur demande, l'escadre anglaise opéra une reconnaissance. Elle se rapprocha de la côte et envoya sur le fort une centaine de boulets. C'est à peine s'il répondit. On en conclut qu'il était sans défense et on décida de l'attaquer par terre, ce qui fut fait dans la nuit du 2 au 3 juillet. La garnison se composait de quatre cent cinquante hommes. Bloquée depuis plusieurs jours dans la presqu'île, elle était dépourvue de vivres et de munitions. À la première sommation, le commandant se déclara prêt à capituler. Sans qu'un coup de fusil eût été tiré, il convint avec d'Hervilly des termes d'une convention. Elle assurait à la garnison les honneurs de la guerre, ainsi qu'une libre retraite après avoir déposé les armes au pied du glacis.

Pendant qu'on discutait, d'autres troupes amenées par Puisaye arrivèrent en vue de tenter l'assaut. D'Hervilly sortit pour arrêter ce mouvement et annonça à Puisaye ce qui venait d'être décide. Puisaye protesta. Il allégua que les soldats républicains étaient sujets du roi, que des sujets ne traitent pas avec leur souverain et que la garnison devait se rendre à discrétion. D'Hervilly se laissa convaincre. Il revint auprès du commandant; il lui notifia qu'elle serait passée au fil de l'épée si elle persistait à réclamer les honneurs de la guerre. Le commandant renonça à toute résistance et se rendit sans conditions.

Les deux généraux, renouvelant et aggravant l'imprudence qu'on avait déjà commise en Angleterre en recrutant des soldats parmi les prisonniers français détenus sur les pontons, proposèrent à la garnison de s'enrôler parmi les troupes royalistes. Elle accepta en partie, et apporta dans les régiments où elle fui incorporée de nouveaux éléments de trahison. Quant aux hommes qui refusèrent, officiers pour la plupart, ils furent expédiés en Angleterre. Puisaye, en les faisant partir, oublia qu'ils étaient Français comme lui et écrivit à Windham en l'invitant «à les traiter, dans les prisons, comme des scélérats dont les excès avaient prononcé l'arrêt». Windham eut le bon goût de ne pas tenir compte de la recommandation, et, plus tard, ces officiers reconnurent que, contrairement à ce qui se passait pour la plupart de leurs compatriotes, les Anglais les avaient traités «comme des prisonniers sur parole et avec assez d'humanité».

On a vu quels avantages d'Hervilly comptait tirer de la prise du fort Penthièvre. Mais ils ne pouvaient être effectifs qu'autant qu'il conserverait ses communications avec le dehors et ne se laisserait pas cerner dans la presqu'île. À la vérité, si la porte lui en était fermée, il garderait ses communications avec la flotte anglaise. Mais, pour que le secours qu'en ce cas il en pouvait attendre, fût efficace, il fallait que les vents ou la marée permissent aux bâtiments de se rapprocher de la côte, et, s'il y avait lieu de procéder à un embarquement précipité, qu'ils fussent assez nombreux pour prendre à leur bord, non seulement les troupes qu'ils avaient amenées d'Angleterre, mais encore les légions de chouans, au total un effectif de douze mille hommes environ, sans parler de la population du littoral, vieillards, femmes, enfants, qui déjà venaient, avec leurs charrettes et leur bétail, rejoindre l'armée royaliste par peur des troupes républicaines et y jetaient le désordre et le désarroi.

Le péril qui résultait de ces éventualités n'échappait pas à d'Hervilly. Il semble bien qu'il ait voulu le prévenir, puisque, dès ce moment, il donna l'ordre à Vauban de s'établir de Carnac à Sainte-Barbe, de manière à former une ligne de défense en avant de la presqu'île. Mais c'était déjà trop tard. En apprenant l'occupation de la presqu'île de Quiberon par les royalistes, Hoche avait résolu de les y enfermer. Assuré d'y parvenir, il mandait à son chef d'état-major: «Ils sont ainsi que des rats enfermés dans Quiberon,» et il faisait dire au Comité de salut public «d'être tranquille sur les suites du débarquement». La défaite de ces rebelles n'était plus qu'une affaire de quelques jours.

En même temps, ses troupes, de toutes parts, marchaient vers la presqu'île, délogeant les chouans de leurs positions, les obligeant à se replier et chassant devant elles une masse de peuple affolé. Vainement Vauban essayait de tenir tête à l'ennemi. D'Hervilly ne lui envoyait aucun secours. Les chouans, exaspérés de n'être pas soutenus par les troupes soldées, refusaient de se battre, jetaient leurs armes et s'enfuyaient.

--Pourquoi et pour qui donc sont venus tant de secours de l'Angleterre, si l'on ne veut pas s'en servir? s'écriait Cadoudal. Je me reproche bien d'avoir été un des chefs qui ont protégé cette descente, qui ne tend à rien moins qu'à faire écraser le parti par le système destructeur que l'on a adopté.

Les plaintes de Cadoudal n'étaient que trop fondées. Les troupes soldées n'avaient encore pris part à aucune action, si ce n'est à la prise du fort Penthièvre, qui s'était faite sans combat. Les chouans s'étonnaient et s'indignaient d'une immobilité qu'ils ne s'expliquaient pas plus qu'ils ne s'expliquaient maintenant cette retraite de toute l'armée. Rohu, qui était à Sainte-Barbe, raconte, non sans amertume, que son colonel à la vue des républicains, lui donna l'ordre, non d'aller en avant, mais de se tenir à l'arrière-garde pour protéger les habitants qui, de plus de trente paroisses, fuyaient devant les bleus. «La mer était basse et l'anse de Plouharnel était encombrée de femmes portant ou traînant leurs enfants, de charrettes chargées de tout ce qu'on avait eu le temps d'y mettre en grains, en linge, d'hommes poussant leur bétail devant eux et réclamant à grands cris notre secours pour les préserver de la fureur des ennemis qui tiraient sur eux et avaient même déjà pris plusieurs charrettes.»

Ainsi se réalisait pour le général Hoche l'espoir qu'il avait conçu en voyant d'Hervilly s'emparer du fort Penthièvre. Émigrés, chouans, populations fugitives, allaient se trouver prisonniers dans la presqu'île. Les chouans y arrivèrent exaspérés et découragés. D'Hervilly mit le comble à leur colère en essayant de refuser le passage du fort à tout ce peuple où se trouvaient leurs femmes et leurs enfants et qui s'était mis sous leur protection. Puisaye dut user de son autorité pour obtenir que ces malheureux pussent se réfugier dans la presqu'île, et qu'on leur distribuât des vivres. Mais le ressentiment des chouans contre d'Hervilly en devint plus vif. Les défiances qu'ils nourrissaient contre les troupes soldées s'accrurent et s'envenimèrent.

Le 5 juillet, en visitant les postes chouans, Puisaye constata ces dispositions. Ce n'était plus, il l'avoue dans ses Mémoires, comme aux premiers jours, où lorsqu'on l'apercevait, on l'accueillait aux cris de: Vive le roi! Partout on observa un morne silence. Inutilement, il assura que la retraite des troupes soldées n'avait été qu'une feinte pour attirer l'ennemi, il ne persuada personne. Les chouans, après avoir salué les émigrés comme des libérateurs, les accusaient d'avoir fait manquer l'expédition et appelaient sur eux la vengeance du ciel. Le fougueux Georges Cadoudal n'apportait aucune retenue dans l'expression de sa colère et regrettait «que ces monstres n'eussent pas été engloutis dans la mer, avant d'arriver à Quiberon».

III L'AFFAIRE DE SAINTE-BARBE

Après avoir poursuivi les chouans jusqu'au delà de Sainte-Barbe, Hoche s'arrêta et s'établit sur les positions d'où il venait de les chasser. En allant plus loin, il se fût exposé aux feux du fort Penthièvre et à ceux des canonnières anglaises embossées non loin du rivage. Il lui suffisait, pour le moment, d'avoir jeté l'armée royaliste dans la presqu'île. Il fallait maintenant l'empêcher d'en sortir. Dans ce but, il fit dresser en avant de son camp, adossé au village de Sainte-Barbe, une ligne de défense longue d'environ quatorze cents mètres. Du fort Penthièvre, les émigrés purent voir, durant huit jours, à l'extrémité de la Falaise et sur la dune sablonneuse, les soldats républicains travailler à ces retranchements qui bientôt se hérissèrent de canons. Quand ils furent achevés, la presqu'île se trouva fermée; à moins de se rendre maître de ces redoutes, ceux qu'elle contenait ne pouvaient plus en sortir que du côté de la mer. C'est là ce que Hoche avait voulu. Couvert par ces fortifications improvisées et fortement gardé sur ses derrières, il pouvait à loisir combiner ses opérations contre le fort Penthièvre, à l'abri des feux de l'escadre anglaise, et attendre au besoin que les royalistes eussent épuisé leurs subsistances et leurs munitions.

Cependant d'Hervilly et Puisaye ne semblent pas s'être alarmés du péril qu'ils couraient. Un second convoi récemment parti d'Angleterre était attendu. Il devait apporter des munitions, des vivres et la division de Sombreuil. Avec ces secours, on serait en mesure d'attaquer efficacement l'armée républicaine. Mais, en attendant, il y avait quotidiennement trente mille bouches à nourrir, et tout, dans la presqu'île, commençait à manquer, voire du foin pour le petit nombre de chevaux qu'on avait pu réunir. Il parut nécessaire de rétablir par terre, et sans retard, la communication avec le dehors, ce qui ne se pouvait que si l'on reprenait position en avant de la presqu'île. Une tentative eut lieu à cet effet dans la nuit du 6 au 7 juillet. Mais, en dépit d'héroïques efforts, elle échoua par défaut d'unité dans le commandement, s'il faut en croire la relation de deux officiers royalistes qui y avaient pris part: Contades et Vauban. D'après le premier, l'échec eut encore une autre cause. Les recrues venues d'Angleterre et celles qu'on avait faites dans la garnison du fort Penthièvre en s'en emparant prirent la fuite et entraînèrent le reste de l'armée, malgré les efforts des officiers dont plusieurs furent blessés. «Nous fûmes écrasés de boulets et d'obus,» dit Contades.

Cette défaite acheva de porter le découragement dans l'âme des chouans. Cadoudal, furieux des fautes commises, menaça de partir coûte que coûte avec ses hommes.

--Ils veulent sortir d'ici; je le veux comme eux, et nous en sortirons.

Pour apaiser sa colère, Puisaye et d'Hervilly durent se rallier à un plan d'offensive dont, semble-t-il, il était l'auteur. Ce plan consistait à se débarrasser de trois mille hommes, pères de famille, pressés de retourner chez eux, et considérés comme des bouches inutiles. Sous les ordres de deux chefs, Lantivy et Jean Jan, ils seraient transportés au bas de la rivière de Pont-Aven, d'où ils pourraient rentrer dans leurs villages. Avant eux partiraient les chouans de Georges, ceux de Mercier la Vendée, ceux de d'Allègre conduits par leurs chefs, et une compagnie de Loyal-Émigrants. Cet effectif de trois mille cinq cents hommes, sous le commandement supérieur de Tinténiac, irait débarquer à la côte de Sarzeau, d'où il se dirigerait vers Saint-Brieuc, pour y recevoir un convoi d'émigrés, envoyé de Jersey et de Guernesey. Grossi de ces arrivants, il reviendrait sur ses pas en ramassant au passage ce qui restait de royalistes en armes dans le département des Côtes-du-Nord. Georges espérait former ainsi un corps de vingt mille combattants qui tomberait sur l'armée républicaine, tandis que celle de Quiberon attaquerait les retranchements de Sainte-Barbe. D'après Georges, un mois devait suffire pour l'exécution de ce plan. Il fut adopté, et les chouans désignés pour quitter la presqu'île furent embarqués le 10 juillet.

Puisaye prétend dans ses Mémoires que le projet n'était pas tel qu'il vient d'être exposé d'après les dires de l'abbé Guillemin, secrétaire de Georges. À en croire Puisaye, ce n'est pas au bout d'un mois que Tinténiac devait revenir, mais au bout de quatre jours; il devait battre le pays, soulever les royalistes et se jeter le 16 sur les derrières de l'armée de Hoche, qu'à cette date d'Hervilly voulait attaquer de front. Mais Vauban, qui généralement est plutôt favorable à Puisaye, lui donne un démenti sur ce point. Il raconte que Tinténiac reçut l'ordre de faire la guerre en Bretagne, de s'attacher particulièrement à incommoder l'ennemi, et de faire l'impossible pour «opérer quelque diversion utile», tâche laborieuse qui exigeait évidemment plus de quatre jours.

Quoi qu'il en soit, Tinténiac une fois parti ne revint pas. Débarqué à Sarzeau, il conduisit ses troupes au château de Callac où elles passèrent la nuit et la journée du lendemain. C'est là qu'un émissaire royaliste lui apporta une lettre des agents royalistes de Paris, tous hostiles au comte d'Artois et à Puisaye. Redoutant qu'avec les Anglais, ceux-ci ne se rendissent «maîtres de la Révolution», ils s'efforçaient de faire échouer l'expédition de Quiberon, allant jusqu'à user de leur pouvoir sur les royalistes de l'Ille-et-Vilaine pour les empêcher d'y prendre part.

La lettre que reçut Tinténiac, le 11 juillet, reflétait-elle ces sentiments et ne fit-il que céder aux exhortations des ennemis de Puisaye? Les ordres qu'il avait reçus manquaient-ils de clarté? Prit-il sur lui de ne s'y pas conformer? Ses chouans refusèrent-ils de revenir à Quiberon? Autant de questions auxquelles il est impossible de répondre, tant sont contradictoires les diverses versions de ces incidents. Ce qui est hors de doute, c'est que Tinténiac tourna le clos à Quiberon, marcha vers les Côtes-du-Nord, en livrant, durant six jours, des combats heureux, et se fit tuer, le 17 juillet, dans une de ces rencontres. Sa mort fut le signal de la dispersion de sa troupe. Les hommes rentrèrent chez eux, à l'exception de ceux de Jean Jan, résolus, dit Vauban, à ne plus s'enrôler dans une armée «où l'on mourait de faim».

La veille de ce jour, les royalistes avaient attaqué les retranchements de Sainte-Barbe et subi une défaite sanglante. Depuis une semaine, d'Hervilly était résolu à cette attaque et la préparait. Autour de lui tout le monde y était hostile. On alléguait qu'elle ne pouvait réussir, en raison de la supériorité numérique de l'ennemi, et de la force de son artillerie. Puisaye, dans un passage du manuscrit de ses Mémoires, qui ne se retrouve pas dans leur texte imprimé, affirme qu'il considéra l'entreprise comme insensée. Son aide de camp, le marquis de la Jaille, à qui l'on doit un récit de l'événement, fait la même déclaration. L'avis qu'elle exprime était aussi celui de l'amiral Warren et de tout ce qui avait voix dans l'état-major de l'armée. Il fallait au moins attendre la division de Sombreuil, qu'on savait en route depuis plusieurs jours. Mais impatient de briser le cercle de fer dans lequel il s'était laissé enfermer, d'Hervilly ne voulut rien entendre.

--Il faut en finir, répétait-il. On pourra y perdre mille hommes, mais ce sacrifice est nécessaire.

Sa volonté eut raison de toutes les résistances. Dans la journée du 14 juillet, l'attaque fut décidée pour le surlendemain 16. Il fut convenu que, dans la soirée du 15, Vauban, à la tête de douze cents chouans et de deux cents marins anglais, serait transporté au-dessus de Carnac, et longeant la côte, irait surprendre avant le jour les postes républicains. Mais le 15, vers cinq heures de l'après-midi, l'escadre anglaise qui amenait la division Sombreuil jeta l'ancre à la pointe de la presqu'île, dans la baie de la Pierre-Percée, près de Port-Halliguen. Il semblait au moins nécessaire d'attendre pour aller en avant que ces troupes fussent débarquées. D'Hervilly s'y refusa. Il parlait dédaigneusement des redoutes républicaines, et se faisait fort de les enlever rien qu'à la tête de son régiment.

Sombreuil demanda vainement qu'on retardât de vingt-quatre heures l'expédition, ce qui permettrait à ses soldais d'y participer. Il proposa même de les joindre aux chouans que Vauban devait conduire à Carnac. Il ne put rien obtenir de d'Hervilly. Sa division resta les bras croisés dans son cantonnement, au village de Saint-Julien, durant cette journée du lendemain qui fut fatale aux royalistes. Cependant, Puisaye aurait pu opposer victorieusement sa volonté à celle de d'Hervilly. Sombreuil venait de lui apporter, en réponse à ses réclamations, un brevet de lieutenant général au service de l'Angleterre, et qui mettait toute l'armée et d'Hervilly lui-même sous ses ordres. Mais il ne fit pas usage de cette pièce; il ne la montra même pas, comme s'il eût redouté les responsabilités du commandement suprême après l'avoir sollicité, et finalement, au mépris de sa conviction, il se fit le docile auxiliaire de d'Hervilly dans tout ce qui allait suivre.

À neuf heures, Vauban, ainsi que cela était convenu, rejoignit sur la plage les troupes qu'il avait ordre de conduire à Carnac. Il devait trouver là des bateaux. Mais l'officier chargé par d'Hervilly de les commander avait oublié de le faire. Ils n'arrivèrent que plus tard, en nombre insuffisant, et on ne put embarquer que huit cents hommes. Le départ n'eut lieu qu'à minuit. L'amiral Warren, qui avait voulu accompagner Vauban, le prit dans son canot et on vogua vers Carnac. Il faisait jour quand on y arriva. Pour comble de malheur, la côte était gardée par quinze cents à dix-huit cents soldats qu'appuyaient des canons. Vauban néanmoins débarqua; mais, bien vite, il fallut repartir, et il eut la douleur de voir ses chouans convaincus, comme lui d'ailleurs et comme Warren, qu'il n'y avait rien à faire, tremper leurs fusils dans la mer pour n'être pas obligés de s'en servir. En mettant pied à terre, il avait fait tirer une fusée afin d'avertir l'armée royaliste que son débarquement était opéré. Obligé de fuir, il en fit tirer une seconde, ainsi que c'était convenu en cas d'échec. Mais elle ne fut pas aperçue dans la lumière du jour, et l'armée royaliste, qui s'était mise en marche à une heure du matin, continua à avancer croyant au succès de ce coup de main. Elle se composait de cinq régiments de troupes de ligne et de seize cents chouans et formait un total de plus de quatre mille hommes. On avait amené seize pièces d'artillerie. D'Hervilly commandait. Puisaye suivait, mais en volontaire, «sans donner d'ordres et sans qu'on lui en demandât».

Derrière leurs retranchements, les républicains se tenaient sur leurs gardes, deux transfuges du camp royaliste étant venus les avertir qu'on se préparait à les attaquer. Hoche était à Vannes ce jour-là. Mais, en son absence, le général Lemoine avait pris ses dispositions pour repousser les royalistes et les écraser sous le feu de ses batteries, ce qui n'était que trop facile alors qu'ils avançaient à découvert de tous côtés, la plage ne leur offrant aucun abri. Le général Humbert était aux avant-postes républicains. Aux premiers coups de fusil, il se replia, conformément aux instructions qu'il avait reçues. Les royalistes qui marchaient en avant crurent qu'il fuyait. Ils s'élancèrent sur ses pas, suivis de près par le gros de l'armée qu'excitaient d'Hervilly et Puisaye. Brusquement, un escadron de cavalerie démasqua deux batteries placées sur les retranchements, et les assaillants furent foudroyés par des décharges précipitées qui, en quelques instants, les eurent décimés.

Dans ce désastre, les émigrés déployèrent le plus rare courage, et se montrèrent dignes de l'antique valeur française. Mais leur intrépidité, si grande qu'elle fût, ne pouvait conjurer les conséquences de l'incapacité de leurs généraux, qui les avaient envoyés à la mort. La déroute commença au milieu d'une confusion et d'un désordre tels, que tandis qu'on sonnait la retraite d'un côté, de l'autre on sonnait la charge. Les républicains s'étaient précipités sur les fuyards, tuant tout ce qui résistait. Le seul régiment de la Marine, qui comptait soixante-douze officiers, en perdit cinquante-trois. Le malheureux d'Hervilly fut mortellement atteint. On dut l'emporter du champ de bataille, et son trépas suivit de près la folle équipée dans laquelle il s'était aventuré en y jetant l'armée royaliste avec lui. Quant à Puisaye et à ce qui restait debout d'officiers, après avoir à plusieurs reprises héroïquement tenté de ramener leurs troupes au combat, ils furent entraînés jusque dans la presqu'île, où les républicains seraient entrés ce jour-là, sans le secours inattendu qu'apportèrent aux royalistes Vauban et Warren. Ils revenaient de Carnac. Vauban se joignit, avec ses chouans, au colonel d'artillerie de Rotalier qui couvrait la retraite; Warren amena des canonniers à portée du rivage, et ouvrit le feu contre les républicains dont ce double mouvement arrêta la poursuite. Le désastre n'en restait pas moins effroyable. Il coûtait à l'armée royaliste l'élite de ses officiers, près de six cents hommes tués ou blessés, cinq canons et la presque totalité des munitions. En outre, il resserrait le cercle de fer autour de Quiberon.

Une lettre écrite de Londres, à la date du 28 juillet, et adressée au camp de Condé, sur les bords du Rhin, nous donne de cette funeste journée du 16 une version inédite, qui révèle en quels termes on en racontait en Angleterre les péripéties:

«Le général Hoche avant augmenté ses forces a serré de plus en plus les royalistes, ce qui a probablement décidé M. de Puisaye à se renfermer dans la presqu'île de Quiberon, dont la gorge est défendue par le fort Penthièvre. Ce fort a capitulé, on y a fait six cents hommes prisonniers. Cette position était assez forte, puisque l'on ne peut y arriver que par une gorge dont la défense était facile, parce qu'outre le fort Penthièvre, on avait fait embosser des frégates à droite et à gauche, dont le feu se croisait en avant du fort et balayait absolument la côte. Mais, si cette position donnait de la tranquillité aux troupes renfermées dans la presqu'île, elle avait de grands inconvénients: elle manquait d'eau et de bois; aucun fourrage pour le peu de chevaux que les royalistes avaient emmenés d'Angleterre ou s'étaient procurés sur les côtes de Bretagne avant d'être resserrés. Il est probable que ces inconvénients ont décidé M. de Puisaye à sortir et à attaquer le corps du général Hoche.

«Il a, en conséquence de cette détermination, fait partir le 15 au soir, par mer, un corps de trois mille hommes, aux ordres de M. de Vauban, pour débarquer pendant la nuit au delà de la droite de Hoche, avec ordre de marcher de suite, et d'attaquer le flanc droit au point du jour. Un autre détachement, aux ordres du chevalier de Tinténiac, est aussi parti par mer pour aller tourner la gauche. Mais il paraît qu'ayant beaucoup plus de chemin a faire, il ne pouvait pas être en mesure d'attaquer le 16 au matin, et que sa destination était de harceler l'ennemi dans sa retraite si l'attaque avait eu le succès qu'on s'en promettait.

«D'après ces dispositions, M. de Puisaye a marché en avant la nuit, M. d'Hervilly commandant l'avant-garde, et ils sont arrivés au point du jour à portée de deux redoutes qui étaient sur le front de l'armée ennemie. M. de Puisaye a ordonné de les attaquer tout de suite; l'attaque a été faite avec le plus grand courage, et les redoutes emportées avec assez de facilité. Cette défense médiocre de la part des troupes qui, les jours précédents, s'étaient battues avec acharnement, aurait dû inspirer quelque défiance; il semble qu'il eût convenu au moins d'attendre que l'attaque de M. de Vauban commençât.

«Malheureusement l'ardeur ordinaire des Français après un premier succès a prévalu, et, comptant la victoire assurée, on a marché en avant. Le général Hoche avait fait masquer une batterie de toute sa grosse artillerie chargée à mitraille; elle n'a été démasquée qu'au moment que les royalistes étaient très prés. L'effet en a été prodigieux; il a fallu nécessairement faire une retraite assez précipitée, et qui, peut-être, aurait eu encore des suites plus funestes, sans le feu des bâtiments anglais, qui ont protégé la retraite dans la presqu'île et ont forcé les républicains à la retraite.

«Cette malheureuse journée nous a beaucoup coûté. On a tenu ici la perte très secrète; mais il est arrivé des lettres, et par ce que j'ai pu rassembler, il y a eu plus de cent officiers ou gentilshommes volontaires tués ou blessés. De ces derniers est M. d'Hervilly, qui a eu un biscayen dans le ventre; mais on espère le sauver. La perte des soldats est de cinq cents à six cents hommes. Il eût été nécessaire d'avoir un succès bien marquant pour encourager tous les bons paysans bretons qui n'avaient jamais sorti de leurs villages. J'ai vu une lettre d'une personne fort raisonnable qui craint l'effet de ce premier échec[63].»

[Note 63: Archives de Chantilly.]

En même temps que ce compte rendu parvenait au prince de Condé, il recevait une lettre du duc d'Harcourt, où l'affaire de Sainte-Barbe était présentée sous un jour moins inquiétant que dans la précédente: «Le corps débarqué, aux ordres de M. de Puisaye et de M. d'Hervilly, s'est rendu maître du fort de Penthièvre qui ferme la presqu'île, sans résistance; il a été mis en état de défense, et l'on a escarmouché en avant dans l'objet sans doute d'ameuter les troupes. On a repoussé plusieurs attaques des ennemis, et le 15, il y a eu une affaire assez vive pour coûter quatre cents hommes tués ou blessés, parce que l'on a voulu attaquer des retranchements, que l'on s'est trop engagé et qu'une batterie démasquée a obligé de se retirer. M. d'Hervilly y a été blessé ainsi que plusieurs officiers; on assure qu'il n'est pas en danger.»

Pour une petite part de vérité, il y avait dans ces propos une grande part d'illusions. Et ce n'étaient pas les seules, puisqu'au moment où les royalistes venaient de subir à Quiberon un échec propre à décourager pour longtemps de nouveaux efforts, d'Harcourt ajoutait: «La disposition du pays est telle que l'on le peut désirer, et d'après les rapports faits au gouvernement, le 18, on comptait quatre-vingt mille hommes sous les armes, et le mouvement devenait général en Bretagne. Un corps de cinq mille républicains, qui marchait sur Nantes, a été obligé de se replier pour faire tête aux chouans, et on espérait que M. Charette s'approcherait de Nantes après avoir passé la Loire.»

On remarquera que, dans ces lettres, il n'est fait aucune allusion aux responsabilités encourues par d'Hervilly, non plus qu'à la part qu'il avait eue dans la défaite. C'est qu'on croyait à Londres qu'il était aux ordres de Puisaye, et que celui-ci avait exercé seul le commandement, tandis qu'ainsi qu'on l'a vu, il s'était résigné à laisser faire. On croyait aussi que Hoche avait été présent à l'affaire de Sainte-Barbe, et nous savons qu'obligé de se rendre à Vannes ce jour-là, il s'était fait remplacer par le général Lemoine. Enfin, ce qu'à Londres on ignorait encore et ce que cette lettre ne révèle pas, c'est que les républicains avaient déshonoré leur victoire par des actes abominables. «Il y avait quelque blécé que nos soldats ont achevé,» mandait le même jour un de leurs officiers, le capitaine Trutal, au chef de brigade Guiote. Il ne disait pas assez. On avait inhumainement massacré ces blessés, au mépris des lois de la guerre. Leurs assassins étaient sans doute les mêmes sinistres personnages auxquels, quelques jours avant, Hoche faisait allusion lorsqu'il écrivait:

«J'ai l'âme déchirée des horreurs qui se sont commises dans les campagnes: il n'est sorte de crimes que n'aient commis les soldats de l'armée. Le viol, l'assassinat, le pillage, rien n'a été excepté ... Les lois sont impuissantes, et le malheureux général est obligé d'en faire justice le sabre à la main ... Je ne connais pas de métier plus horrible que de commander à des scélérats qui se repaissent de tous les crimes.»

Ces «scélérats», dans l'affaire de Sainte-Barbe, ne respectèrent même pas les cadavres de leurs propres chefs. Parmi ceux qui avaient péri, se trouvait l'adjudant-général Vernol-Dejeu. On lit dans un ordre du jour signé Hoche, en date du 29 messidor (17 juillet):

«Si quelque chose pouvait ternir la victoire qu'a remportée l'armée républicaine, ce serait l'avidité que mettent certains individus à dépouiller les hommes restés sur le champ de bataille; le malheureux adjudant Dejeu, l'ami du général en chef, a été dépouillé hier avec autant d'activité qu'on en a mis à arracher aux ennemis leurs derniers vêtements. Le général prie les personnes qui auraient des effets au général Dejeu de les lui remettre: il payera ce qu'on lui demandera.»

* * * * *

Au moment où se préparait, dans une action tragique, le dénouement du drame de Quiberon, le comte d'Artois faisait voile vers l'Angleterre. Le cabinet britannique s'était enfin décidé à l'appeler pour le transporter en Bretagne avec l'expédition de lord Moira. Elle était prête à prendre la mer. L'amiral Pringle venait de partir sur le vaisseau l'Asia, pour aller chercher le prince à Cuxhaven, près de Hambourg[64]. On l'attendait à Portsmouth à la fin de juillet ou au commencement d'août, et c'est bien en effet le 7 août qu'il y arriva, mais ce fut pour y apprendre en même temps que la douloureuse affaire de Sainte-Barbe qu'il ignorait encore, l'écrasement final de l'armée royaliste à Quiberon, dans la journée du 22 juillet.

[Note 64: Archives de Chantilly.]

IV LE DÉSASTRE

Rejetés dans leur souricière, les émigrés s'y retrouvèrent aux prises avec les difficultés redoutables qui les avaient poussés à tenter d'en sortir et avec de nouveaux périls. Sans doute, ils y étaient à l'abri d'une attaque de l'armée républicaine, du moins ils le croyaient. Les feux du fort Penthièvre et ceux des ouvrages de défense qu'ils avaient élevés en avant de la presqu'île, les protégeaient en empêchant l'ennemi d'approcher. D'autre part, les canonnières anglaises auraient tiré sur les républicains, si ceux-ci s'étaient avisés de marcher contre le fort; elles les auraient foudroyés dans leur marche sur la Falaise, comme les canons de Sainte-Barbe y avaient foudroyé les royalistes. Mais combien d'inconvénients compromettaient ces avantages! À l'abri d'une attaque, oui; et Hoche le savait si bien qu'il se demandait comment il s'y prendrait pour en finir avec cette poignée de rebelles après les avoir réduits à l'impuissance; mais condamnés en même temps à l'inaction, tel était le sort des vaincus, que menaçaient en outre dans leur camp retranché la faim, la trahison et les désertions qui se multipliaient. Chaque jour, des soldats s'évadaient pour aller rejoindre l'armée républicaine, et laissaient des vides dans les régiments déjà désorganisés par la perte des officiers tués à l'affaire du 16. D'autre part, la presqu'île demeurait emplie de vieillards, de femmes et d'enfants qui s'y étaient réfugiés, qu'il fallait nourrir et dont les plaintes bruyantes, échos de celles des chouans, ajoutaient à la confusion générale.

Puisaye, à qui la blessure de d'Hervilly avait permis de s'emparer du commandement, ne possédait pas les capacités nécessaires pour parer à ces dangers. Il ne savait qu'écrire en Angleterre; il se plaignait des émigrés, demandait des troupes anglaises, des munitions et des vivres, subordonnant ses décisions à l'arrivée de ces renforts, affectant une sérénité singulière, déclinant toute responsabilité dans ce qui s'était passé, et ne manifestant son autorité que par des mesures sans portée ou même sans prudence, comme lorsqu'il confiait la défense du fort Penthièvre à d'anciens soldats républicains. D'ailleurs, on le détestait, et c'est à grand'peine qu'il se faisait obéir. Il n'est donc pas étonnant que le découragement et la peur régnassent autour de lui, et que quelques-uns de ses officiers, tel Contades, eussent eu la pensée d'engager avec les chefs de l'armée républicaine des pourparlers susceptibles d'amener la paix. Ces tentatives de négociations, qu'elles aient été le résultat du hasard ou volontairement provoquées, ne sont pas niables. Mais on ne peut que les mentionner, tant sont contradictoires les récits qui les relatent. D'ailleurs, elles demeurèrent sans effet. Le bruit s'en étant répandu, elles n'eurent d'autre résultat que de faire croire au gros de l'armée royaliste que la situation était désespérée puisqu'on songeait à traiter avec l'ennemi.

Hoche était tenu au courant de ce qui se passait dans le camp royaliste par des déserteurs qui venaient à tout instant dans le sien pour échapper aux risques auxquels ils étaient exposés dans la presqu'île. Ils lui révélaient les misères des émigrés, leurs privations, leurs rivalités, leurs querelles. Il voyait approcher le moment où l'épuisement de leurs ressources les lui livrerait, à moins que ce qui restait de leur armée et la population fugitive ne fussent embarqués et transportés sur un autre point. C'est en ces circonstances que trois sous-officiers du régiment de d'Hervilly, enrôlés en Angleterre, se présentèrent à lui. Évadés du fort Penthièvre en se glissant le long des rochers, ils venaient offrir de le livrer aux républicains et de les y conduire par le chemin qu'ils avaient pris pour en sortir. Ils y avaient laissé des complices qui le leur ouvriraient. Hoche accepta et dressa ses plans en vue de cette entreprise qui fut fixée au surlendemain 3 thermidor (21 juillet). Elle a eu de si nombreux historiens qu'à vouloir en redire après eux les détails, on s'exposerait à ne faire que les répéter, et qu'il faut se borner à en décrire les traits principaux.

À minuit, trois colonnes républicaines se mettaient en marche en longeant la mer. Soutenues par les forces qui les suivaient, elles étaient commandées, la première par le général Humbert, la seconde par l'adjudant-général Mesnage, la troisième par le général Valletaux. Hoche, sur les derrières, surveillait l'exécution de ses ordres, secondé par les généraux Lemoine et Botta. Le détachement que commandait Mesnage ne se composait que de deux cents hommes. Mais c'étaient des grenadiers d'élite. À leur tête, marchait l'un des transfuges qui devait les introduire dans le fort tandis qu'Humbert l'attaquerait de front, après l'avoir contourné par la plage que la marée basse mettait à découvert.

La nuit était profonde, la tempête faisait rage. La mer soulevée jetait les vagues sur les pieds des soldats qui n'avançaient qu'en luttant contre la pluie et le vent, et le tonnerre grondait avec force. Il semble que cette tempête aurait dû conseiller l'ajournement de l'expédition. C'est elle au contraire qui avait décidé Hoche à agir sans retard. Il espérait surprendre les royalistes. Ils ne supposeraient pas qu'on songeât à les attaquer par un temps pareil, et, d'autre part, les bruits de l'orage couvriraient ceux de l'armée en marche. Ces prévisions étaient justes. Ni les sentinelles des ouvrages avancés, ni les marins des canonnières anglaises espacées le long de la côte n'entendirent rien. Leur quiétude ne fut pas plus troublée, à l'approche du péril, que celle de Puisaye. Bien loin de le prévoir, il était rentré à son quartier général, très éloigné du fort Penthièvre, après avoir parcouru les postes, et s'était couché. Cependant deux avertissements lui furent donnés l'un par Vauban, l'autre par Sombreuil. Vauban considérait cette nuit de tempête comme dangereuse et favorable à un coup de main. Il en fit la remarque à Puisaye qui lui répondit en riant «qu'il n'était ni alarmé, ni alarmiste». Vauban se le tint pour dit et rentra chez lui. Sombreuil fut plus difficile à convaincre. Divination ou pressentiment de sa fin prochaine, lui aussi redoutait une surprise des républicains. Il se défiait des défenseurs du fort, et savait que, dans la journée, plusieurs d'entre eux avaient déserté. Il insistait pour que la garnison fût renforcée, pour qu'on réunît les troupes. Mais Puisaye se refusa à donner des ordres en disant:

--En vérité, Sombreuil, si je ne vous connaissais, je croirais que vous avez peur.

Irrité, Sombreuil se retira et rejoignit sa légion pour lui faire prendre les armes et attendre l'ennemi. Quelques heures après, au lever du jour, le canon se faisait entendre. Du fort Penthièvre, on avait vu les républicains et on tirait sur eux ainsi que des avant-postes et de la mer. La colonne d'Humbert qui s'avançait à découvert sur la grève fut mitraillée par une chaloupe-canonnière; le général Botta blessé. Les républicains prirent peur, se débandèrent, et malgré les efforts de leurs généraux, de Hoche lui-même qui, dans sa colère, coupa le cou à un fuyard, ils se dispersèrent éperdus. C'en était fait, l'expédition échouait; il fallait battre en retraite et l'ordre en fut donné. Soudain retentirent des acclamations; le drapeau tricolore venait d'être arboré sur le fort Penthièvre. Guidés par les traîtres et aidés par les complices de ceux-ci, les grenadiers de Mesnage s'y étaient introduits en grimpant, pour y parvenir, de rocher en rocher. Ils avaient tué les canonniers sur leurs pièces, massacré dans le fort tout ce qui leur résistait. Les soldats recrutés sur les pontons anglais s'étaient unis à eux, les acclamaient, se tournaient contre leurs officiers. Le lieutenant-colonel du régiment d'Hervilly périt de la main de ceux qu'il conduisait à la défense du fort.

Rien, dès lors, ne s'oppose plus à la marche victorieuse des républicains. Ils avancent vers l'extrémité de la presqu'île en chassant devant eux les chouans qu'on voit jeter leurs fusils et quitter leur uniforme. Tout un peuple affolé, à qui la terreur arrache des cris effroyables, détale dans un désordre tragique. Les officiers des troupes soldées, réveillés en sursaut, ont rassemblé en hâte leurs compagnies pour arrêter les républicains. Mais ils ne peuvent plus se faire obéir de leurs soldats. Au cri que ne cessent de répéter les républicains: «À nous, les patriotes!» les volontaires royalistes répondent, pour la plupart, en levant la crosse en l'air ou en tirant sur quiconque veut les empêcher de passer à l'ennemi. Les régiments de d'Hervilly et de du Dresnay se rangent ainsi presque entièrement de son côté au fur et à mesure que leurs détachements qu'on amène au-devant de lui pour le combattre, le rencontrent sur les chemins par où il passe dans sa marche vers Port-Halliguen et le fort Saint-Pierre, qui forment l'extrémité de la presqu'île.

Pendant ce temps, Puisaye, arraché enfin à sa confiance et tiré de sa torpeur, est monté à cheval. Va-t-il se mettre à la tête de tout ce qui reste d'émigrés et de soldats fidèles, appeler à lui la légion de Sombreuil qui, demeurée inactive jusque-là, est intacte, et racheter ses imprudences et ses fautes en organisant une résistance suprême, dût-il y périr? On pourrait le croire à le voir traverser la presqu'île d'un galop éperdu; mais le croire, ce serait se tromper. Il sait que la défense est devenue impossible; que ses troupes, travaillées par l'élément républicain qu'il y a follement introduit, ne sont pas sûres; que les munitions touchent à leur fin et que le courage des émigrés prêts à vendre chèrement leur vie sera stérile. Ce n'est pas pour les rejoindre et pour mourir avec eux qu'il court ainsi. C'est, à en croire ses propos ultérieurs, pour aller presser l'amiral Warren d'envoyer au rivage des chaloupes de secours et pour sauver sa correspondance et les secrets qu'elle contient; mais c'est aussi pour se dérober à la catastrophe maintenant inévitable. Il se dirige vers la mer. Sur sa route, il rencontre Sombreuil dont les prédictions ne se sont que trop réalisées et qui accourt pour prendre ses ordres, à travers les fuyards que poussent devant eux les républicains. Il lui montre sur les hauteurs de Saint-Julien un moulin abandonné.

--Occupez ce moulin avec tout ce que vous pourrez réunir de monde, lui dit-il; je vais vous y rejoindre.

Il passe et ne s'arrête qu'à Port-Halliguen. De là, un canot l'emporte avec ses aides de camp vers le vaisseau amiral, la Pomone, où tout à l'heure arrivera à son tour d'Hervilly, qu'on a dû, pour qu'il ne tombe pas aux mains de l'ennemi, arracher à la couche sur laquelle il est resté cloué depuis le combat de Sainte-Barbe. À la demande de Puisaye, l'amiral Warren fait mettre à la mer toutes ses embarcations. Elles se dirigent vers Port-Halliguen à l'effet d'y recueillir les fuyards, tandis qu'une corvette ouvre le feu pour contenir les républicains. La nouvelle du départ de Puisaye vient trouver Sombreuil au moulin qu'il a occupé. Il a autour de lui sa légion, les débris des régiments soldés, une poignée de chouans commandés par Vauban, au total plus de trois mille hommes.

--Nous sommes trahis, s'écrie-t-il. Le fort Penthièvre a été livré à l'ennemi, allons le reprendre!

Il s'élance en avant et sa troupe le suit. Mais elle se heurte à des bandes de chouans et de soldats désarmés, d'enfants et de femmes qui poussent des cris déchirants et que Hoche, à la tête de sept cents grenadiers, refoule impitoyablement vers le fond de la presqu'île. Tout n'est que larmes, vociférations, gémissements, désespoir. Ce spectacle jette la panique dans la petite armée de Sombreuil. Cette panique redouble lorsque le bruit s'y répand que les régiments de d'Hervilly et de du Dresnay ont massacré leurs officiers et passé à l'ennemi. Des vides se font parmi ces derniers défenseurs d'une cause perdue. De ceux qui l'abandonnent, les uns vont grossir le nombre des fuyards; les autres se rendent aux grenadiers de Hoche qui ne cessent de crier:

--À nous, les patriotes! Rendez-vous! Nous sommes tous Français; il ne vous sera fait aucun mal!

Bientôt, Sombreuil n'a plus autour de lui que les émigrés et ce qui survit encore du régiment de la Marine qui, seul dans ce désastre, a fait jusqu'au bout son devoir. Mais ces héros n'ont pas de canons; une batterie que Hoche a fait établir sur les hauteurs de Saint-Julien démolit tour à tour les petits murs qui clôturent les champs, et derrière lesquels, tout en battant en retraite, ils tirent leurs derniers coups de fusil. Ils reculent d'abri en abri jusques à Port-Halliguen, où ils sont arrêtés par l'Océan.

Là, le spectacle est terrifiant. Les fuyards, officiers, soldats, paysans, se sont précipités à la mer pour rejoindre les chaloupes anglaises à qui la violence des vagues n'a pas permis d'aborder. Mais tous ne savent pas nager, et ils sont roulés par le flot qui promptement les recouvre. À la surface des eaux, on voit émerger, par centaines, les têtes de ceux qui sont encore debout, et flotter entre elles d'innombrables corps inanimés, parmi lesquels beaucoup de femmes et d'enfants, des armes, des chapeaux, des sacs, des gibernes. Les barques sont prises d'assaut. Quand elles menacent de sombrer, ceux qui y sont montés les premiers éloignent à coups d'aviron ceux qui tentent d'y monter à leur tour. Ainsi se sauvent les plus forts et périssent les plus faibles, et, tandis que les feux de l'escadre anglaise protègent cet embarquement tragique, tandis qu'on voit des malheureux se donner volontairement la mort en se précipitant du haut des rochers ou en se jetant sur la pointe de leur épée, une immense lamentation qui domine le bruit de la mer rend plus poignantes ces scènes d'horreur.

Sombreuil comprend alors qu'il faut se rendre ou mourir. Mourir, il y est prêt. Malgré les chances de bonheur que lui réserve l'avenir et quoiqu'il n'ait que vingt-cinq ans, il a fait le sacrifice de sa vie. Mais il n'a pas à songer qu'à lui seul; il y a ses compagnons, tous ces braves gens, émigrés et soldats, qui lui sont restés fidèles et dont il voudrait sauver les jours, fût-ce aux dépens des siens. Ils sont encore à ses côtés, sur le rocher du Fort-Neuf (quand Daudet écrit lelivre en 1904 le fort a été consstruit vers 1880. Les écrits antérieurs a sa sonstruction ne mentionnent pas ce nom et pour cause !! et c'est ainsi que se perpétuent des erreurs historiques) le fort a été , leur dernier refuge (il n'y avait pas de fort mais une petite redoute !!!), à peine protégés par un mur qui s'écroule sous les boulets et déjà cernés par les grenadiers de Hoche. Émus de leur courage qu'ils admirent, ceux-ci les pressent de se rendre, en leur criant qu'ils seront traités comme des prisonniers de guerre. Partout dans la presqu'île, les autres combattants se sont rendus. Tout est fini; il n'y a plus qu'à les imiter. Sombreuil, résigné à capituler, demande à conférer avec le général Hoche. Hoche accorde l'entrevue, mais il exige qu'on fasse cesser le feu des Anglais. Un jeune émigré, Gesril du Papeu, se dévoue pour aller à la nage prévenir l'amiral Warren qu'il y a capitulation et qu'il ne doit plus tirer. En se jetant à l'eau, il promet de revenir, sa mission accomplie, pour partager le sort de ses compagnons, et, nouveau Régulus, il reviendra.

Ce que se sont dit le général républicain et le général royaliste dans l'entretien qu'ils ont eu ensemble sur ce rocher qui surplombe l'abîme, on peut le supposer, en pensant qu'ils sont du même âge, jeunes tous deux, et qu'ils s'estiment réciproquement. Hoche voudrait sauver Sombreuil, mais il n'est pas le maître et ne peut que l'engager à se fier «à la loyauté française». Les conventionnels Tallien et Blot arrivent sur ces entrefaites. En leur présence, Sombreuil rend à Hoche son épée après en avoir baisé la lame.

Il ne convient pas de rouvrir ici la question maintes fois discutée de savoir si le mot capitulation doit s'entendre en l'espèce comme une reddition pure et simple ne comportant aucun engagement de la part des républicains, ou comme une convention qui assurait aux vaincus, Sombreuil excepté, le traitement des prisonniers de guerre, c'est-à-dire la vie sauve. Hoche l'a toujours nié et les historiens de son parti l'ont nié comme lui. Les historiens royalistes ont soutenu, pour la plupart, le contraire. Mais les uns et les autres sont d'accord pour reconnaître qu'il n'y eut pas de convention écrite et faite de chef à chef. Y eut-il une convention verbale? Depuis un siècle les uns l'ont affirmé et les autres l'ont contesté, en s'appuyant sur des documents contradictoires[65]. Le seul trait à retenir de ces controverses, c'est que, s'il y a eu convention et confirmation autorisée de la promesse faite par les grenadiers de Hoche, que les vaincus seraient traités comme des prisonniers de guerre, cela n'a pas empêché Sombreuil de supplier ses officiers de s'embarquer, et ceux-ci de s'efforcer de lui obéir ou même de ne pas attendre qu'il les en pressât. Vauban, Chalus, Rotalier, d'autres encore, se sont sauvés, les uns ne croyant pas à la capitulation, les autres «préférant se confier à cette mer furieuse qu'aux républicains».

[Note 65: M. le docteur Thomas de Closmadeue a rendu à la science historique l'inappréciable service de rechercher dans les archives de Bretagne ceux qui y étaient ensevelis sous la poussière, et de les réunir, en les commentant, dans un volume de six cents pages in-8º, intitulé Quiberon, Émigrés et Chouans, lequel est à proprement parler une oeuvre de bénédictin. On trouve là les interrogatoires des rebelles devant les commissions militaires, revêtus de leur signature, les jugements de celles-ci et la comparaison raisonnée de ces documents décisifs avec les innombrables légendes qui ont eu cours durant un siècle. Ces légendes y sont ainsi noyées sous un flot de lumière. Les amateurs d'histoire pourront encore lire avec profit la relation du comte de Vauban, qui commandait un corps de chouans, celle de Rouget de l'Isle, qui servait de secrétaire à Tallien. De nos jours, feu le sénateur La Sicotière, dans sou beau livre sur Frotté et les insurrections normandes, et M. Chassin, dans une attachante étude sur Quiberon, ont apporté un très précieux contingent à la vérité. Voir aussi le récent ouvrage de l'abbé Robert.]

Il n'est pas moins vrai qu'en ces circonstances, la Convention eut le tort de ne pas comprendre que la magnanimité dans la victoire eût plus sûrement assuré la pacification que ne le firent les sentences de mort prononcées par les commissions militaires, et qu'il eût été politique de résister à l'indignation générale qu'avait excitée en France cette expédition de Quiberon qui ouvrait la patrie aux Anglais. Inhumaine jusqu'au bout de ses pouvoirs qui allaient expirer, elle se montra impitoyable, non envers les chouans qui furent renvoyés chez eux, mais envers les émigrés. Perdant une belle occasion de se montrer clémente, elle leur appliqua les lois terribles qu'elle avait édictées contre eux quand ils étaient redoutables et dont il eût été habile et sage de leur épargner les rigueurs, maintenant qu'ils ne pouvaient plus rien. Sombreuil, Mgr de Hercé et treize prêtres, les émigrés René de la Landelle et Petit-Guyot, condamnés à mort par une commission militaire, périrent les premiers à Vannes, le 28 juillet. Condamnations et exécutions se poursuivirent jusqu'à la fin du mois d'août, au nombre de sept cent cinquante et une.

Le 24 juillet, l'escadre anglaise s'était éloignée des côtes de Bretagne, emportant, avec les débris de l'expédition, Puisaye sain et sauf et d'Hervilly mourant, et laissant aux mains des vainqueurs les immenses approvisionnements en armes, en munitions et en vivres qu'elle avait débarqués. Elle fit relâche à l'île d'Houat. C'est de là que, le 29, le lendemain même du jour où Sombreuil, avant de marcher au supplice, l'avait, dans une lettre adressée à Warren, traité de «lâche fourbe», Puisaye écrivait à Windham pour se justifier, et ne craignait pas d'imputer aux malheureux émigrés qu'il avait abandonnés après les avoir conduits à la mort, la responsabilité du désastre dont d'Hervilly et lui étaient les véritables auteurs.

«Le plus grand nombre, mandait-il au ministre anglais, et surtout ceux payés trop chèrement par vous n'ont pas apporté parmi nous l'esprit qu'on aurait dû leur supposer après six années d'exil et de malheurs: même légèreté, mêmes intrigues qu'autrefois, mais plus de perfidie ou d'insouciance pour leur pays et pour la cause de leur roi, un égoïsme affreux et un attachement à la paye qu'ils craignent de ne plus recevoir.»

Il n'y avait que trop de vrai dans ces propos. Mais ce n'était pas le moment de les tenir, et Puisaye moins que tout autre aurait dû les tenir, car ce qu'il reprochait aux victimes de son incapacité et de son imprévoyance, on aurait pu plus justement encore le lui reprocher à lui-même. On le lui reprochait déjà. Calonne écrivait de Southampton, le 30 juillet, au prince de Condé. À travers les illusions dont témoigne sa lettre, et les fausses nouvelles qu'elle contient, on voit poindre contre Puisaye une accusation formelle, quoique conçue en termes mesurés. Puisaye ne s'en est jamais lavé, et elle demeure implacablement attachée à sa mémoire:

«On est fort affecté ici, mais point rebuté des désastreuses nouvelles venues de Bretagne il y a six jours. On regrette la perte des braves gens qu'un défaut de vigilance, qui fait grand tort à la réputation de M. de Puisaye, a livrés à la trahison et fait périr misérablement. On regrette de n'avoir plus le point assuré des débarquements sur lequel on comptait, et où de nouveaux renforts allaient être portés successivement. On regrette de grandes provisions d'armes, munitions et habillements qu'on y avait déposées, et qui sont tombées au pouvoir de l'ennemi; on regrette enfin les effets espérés des premiers avantages obtenus par ceux qui avaient été envoyés pour ouvrir la route: mais on ne regarde pas ce malheur comme irréparable.

«L'impression qu'il peut faire sur l'opinion est peut-être le plus grand mal; cependant on doit croire que, s'il produit un premier moment de consternation, il n'ira pas jusqu'au découragement. Il reste encore, de ce qui avait débarqué, le corps commandé par M. de Tinténiac, qu'on croit avoir pénétré jusqu'à Vannes, et ce corps est d'environ trois mille hommes, exposés, il est vrai, à être enveloppé par l'armée victorieuse de Hoche. Du corps de sept mille cinq cents hommes, que M. de Puisaye avait gardé pour se maintenir dans la baie de Quiberon, où il se croyait inexpugnable, comme il me l'avait mandé lui-même, il paraît par tous les rapports que cinq mille ont été tués ou faits prisonniers, et qu'il s'en est sauvé deux mille cinq cents environ. Ce qui est affreux, c'est la très grande quantité d'officiers qui sont au nombre de ceux qui ont péri. Le baron de Damas a été massacré par ses soldats ou s'est tué lui-même suivant quelques lettres. Votre Altesse Sérénissime aura vu dans les nouvelles, qui lui sont sûrement parvenues, combien M. de Sombreuil s'est distingué.

«Je ne prétends rien ajouter aux détails qu'on lui aura envoyés, si ce n'est que je puis peut-être avec plus de certitude que bien d'autres l'assurer qu'on n'a pas renoncé ici à l'exécution des premiers plans; que l'on continue les préparatifs d'une expédition plus considérable, qu'on n'est que plus persuadé de l'importante nécessité de redoubler d'efforts et que lord Moira, avec qui j'ai causé hier, compte partir dans huit ou neuf jours si, comme il y a lieu de le croire, M. le comte d'Artois parti le 26 des environs de Hambourg sur le vaisseau l'Asia, arrive incessamment à la rade Spithead, où il serait déjà si les vents constamment contraires ne l'avaient retardé.

«Je suis venu dans les environs de Portsmouth pour le rencontrer et dans l'espoir de lui parler quelques moments avant qu'il passe avec le digne commandant des troupes anglaises, qui ne seront pas moindres de quinze à seize mille hommes à ce qu'il paraît, pour se rendre où nos espérances recommenceront et où nos voeux le suivront. Les dispositions de la province où l'on se portera sont toujours très bonnes.

«Charette et Stoflet ont, en se joignant, environ quarante mille hommes et il y a lieu de croire qu'aux premiers succès, la pelotte grossira. Je n'ai pas moins d'espoir et je ne fais pas moins de voeux, pour les armes de Monseigneur. Je me flatte que je n'ai pas besoin de le lui protester ni de lui recommander un fils qui a sûrement le plus grand désir de mériter la protection de Son Altesse Sérénissime en lui prouvant un zèle pareil à celui de son père, qui le prie d'agréer les nouvelles et éternelles assurances de son profond respect et d'un attachement sans bornes[66].»

[Note 66: Archives de Chantilly.]

Les espérances que nourrissait Calonne ne devaient pas se réaliser. Après le désastre de Quiberon, le gouvernement anglais renonça à la seconde expédition dont le commandement avait été confié à lord Moira. Les vingt mille combattants réunis à Southampton furent expédiés à Saint-Domingue, sauf un corps de troupes anglaises et d'émigrés français formant un effectif de trois mille hommes qui, sous les ordres du général Doyle, devait aller débarquer sur les côtes de France des armes, des munitions et de l'argent. Le comte d'Artois resté à Portsmouth, en rade de Spithead, était averti qu'il ne pouvait plus partir. Il protesta; il avait donné rendez-vous à Condé «au centre du royaume», et il demandait instamment à être conduit en France, où Charette l'appelait en lui recommandant de se garder de débarquer à Quiberon, mais de venir le retrouver.

Le gouvernement anglais finit par céder aux sollicitations du prince. Le 14 août, le duc d'Harcourt--c'est lui qui le mande au prince de Condé--est inopinément appelé chez lord Grenville. Le ministre lui annonce que l'on va faire partir le général Doyle avec quatre mille hommes pour l'île d'Houat, «que l'on propose à Monsieur, qui l'acceptera, une frégate pour y être porté, que l'on s'y concertera sur les moyens de communiquer avec Charette, de se procurer un point de débarquement, et de lui remettre Monsieur avec ce que l'on aura d'émigrés, soutenus par les quatre mille Anglais, qui ainsi que les cadres seront destinés à recevoir Monsieur s'il avait besoin de leur appui pour le rembarquer, faire sa communication, lui fournir ses besoins, et qu'un convoi pour Charette part en conséquence avec argent, munitions, armes.»

L'expédition mit à la voile le 23 août. Mais les côtes étaient activement surveillées par les républicains, et nulle part on ne put aborder. Le 12 septembre, l'escadre anglaise, après avoir vainement tenté de prendre terre sur le sol français, mouilla devant l'île d'Houat et vint finalement atterrir à l'île d'Yeu, d'où le comte d'Artois essaya de se mettre en rapport avec Charette et d'autres chefs qui eux aussi l'appelaient. Sa présence à la tête des armées royalistes était d'autant plus nécessaire que les rivalités des généraux chouans entre eux paralysaient les meilleures intentions et les plus habiles projets. Ce qu'étaient ces rivalités et leurs conséquences, la lettre suivante, en date du 24 septembre, signée d'un de ces généraux, le comte de Châtillon, et adressée au prince de Condé, peut à peine en donner une idée:

«Charette a été le premier à faire sa paix, malgré Stoflet, et a formé un rassemblement pour marcher contre lui et le forcer à signer le traité; celui-ci a résisté le plus qu'il a pu, mais sentant qu'il ne pouvait tenir seul sans être bientôt accablé, d'autant que Charette cherchait à lui enlever officiers et soldats, il a adhéré à cette paix, avec l'intention de la rompre sitôt qu'il se verrait en mesure. Charette a recommencé le premier la guerre en ôtant à Stoflet tous les moyens d'en faire autant, par le refus continuel qu'il lui a fait de partager avec lui l'argent et les munitions qu'il a reçus des Anglais. Il sacrifie à sa haine injuste pour le plus brave et le plus honnête des hommes, la cause des autels et du trône. Ce ne sont pas des ouï-dire, Monseigneur, ce sont des faits que je vous rends, dont j'ai eu la preuve par écrit sous les yeux, qui m'ont constaté que Stoflet, plus grand, plus pur que Charette, a fait tous les sacrifices pour les intérêts du roi, tandis que son rival risque continuellement de le perdre par sa basse jalousie et ses intrigues multipliées.

«Il est donc très intéressant que Votre Altesse Sérénissime mette au plus tôt sous les yeux du roi toutes ces vérités que j'atteste sur la conscience et l'honneur, et que mon attachement à Sa Majesté me fait un devoir de vous peindre. Stoflet n'a d'autre ambition que de bien servir son roi; s'il n'en était pas traité avec la même égalité que Charette, cela ferait le plus mauvais effet, parce que son armée ne consentira jamais à reconnaître un autre chef, quoiqu'il soit assez grand pour reconnaître son ennemi pour général, si le roi l'ordonne. Il a avec lui M. l'abbé Bernier, curé de Saint-Lô, homme d'un génie rare, dont les talents sont aussi étendus que le zèle, et dont les lumières et la sagacité sont des plus précieuses. Je jure que ce tableau ne m'est dicté que par mon zèle pour la belle oeuvre que nous défendons, et j'ose me flatter que Votre Altesse Sérénissime me connaît assez pour ne pas me croire guidé par une injuste partialité. Depuis trop longtemps, on cache la vérité à nos malheureux princes. Le devoir d'un sujet fidèle est de la leur dire, et aucune espèce de considération ne pourront jamais m'en empêcher.

«Je ne suis venu ici que pour une conférence, en qualité de député du conseil de l'armée de Scépeaux, dont je suis président. Cette armée, dévouée à Stoflet parce que sa cause est juste, se plaint aussi beaucoup de Charette qui ne nous a donné qu'à force d'instances réitérées que la plus modique part des secours de l'Angleterre, destinés pour toutes les armées royalistes. Cependant nous avons très souvent des affaires avec les républicains, et nous sommes si dépourvus, que, dans le dernier combat, reprochant à un paysan qui ne tirait pas, il me répondit qu'il n'avait qu'une cartouche, qu'il ménageait pour se défendre en cas d'une déroute. Sa politique est qu'en retenant tout en lui, il forcera tous les royalistes à le reconnaître pour généralissime.

«Nos paysans, bercés depuis si longtemps de l'espoir de voir un de leurs princes à leur tête, commencent à perdre courage, et n'aspirent qu'à rester tranquilles dans leurs foyers, ayant goûté déjà, dans ce pays, les douceurs de l'inaction, et notre armée des confins de la Bretagne et d'Anjou nous témoigne la même propension, quoiqu'elle soit continuellement en activité, et j'avoue à Votre Altesse que je craindrais les plus funestes effets d'un nouveau délai dans l'arrivée d'un de nos princes; la malheureuse issue de notre descente à Quiberon a contribué beaucoup aussi à ce découragement, et cette fatalité n'est due qu'aux ambitieux et aux intrigants qui voulaient perdre le malheureux comte de Puisaye. J'ai vu toutes ces cabales s'ourdir à Londres, et je n'en avais que trop prévu les funestes suites, j'en avertis ce général après être descendu en Bretagne, mais le coup était trop bien préparé pour qu'il pût l'éviter. Je me résume, Monseigneur, en vous disant que Monsieur ne peut arriver trop tôt, parce que sa présence parmi nous fera lever toute cabale pour le commandement, et ranimera le courage au point de lui procurer bientôt des armées aussi formidables que nombreuses. Dans toute la France, les royalistes qui n'osent se montrer ne voyant pas un prince pour ralliement, se montreront avec autant d'ardeur qu'ils ont montré jusqu'ici de timidité, et si l'on tarde trop, je dois vous dire que tout est perdu. Je prie Votre Altesse, si elle le juge à propos, de mettre ces détails sous les yeux du roi: tout sujet fidèle lui doit des vérités d'où dépendent peut-être sa couronne. Je n'ai d'autre prétention que celle de lui prouver tout mon dévouement et le vif intérêt que je prends à sa gloire et à la vôtre.»

Tandis qu'il attendait le résultat de ses efforts et s'étonnait de voir ses lettres rester sans réponse et ses messagers ne pas revenir, Charette, ayant attaqué le 26 septembre, sur la route de Luçon aux Sables d'Olonne, l'armée républicaine, essuya une défaite sanglante; elle l'obligea à une fuite précipitée. Dès lors, il fut impuissant à désigner au comte d'Artois un point où lui-même pourrait venir à sa rencontre. Cependant, le 5 octobre, il signalait la côte de Saint-Jean-de-Mont, non loin des Sables, comme un endroit où il serait aisé d'opérer un débarquement d'armes et de munitions sans avoir à craindre un coup de fusil. Ce débarquement eut lieu, en effet, quelques jours plus tard sans incident. On peut s'étonner que le comte d'Artois, s'il était résolu à se jeter en France, comme il l'affirmait, n'ait pas profité de cette occasion pour débarquer lui-même.

De l'île d'Yeu, où l'avait porté l'escadre anglaise, il expédiait à Charette messages sur messages, s'efforçait d'apaiser les dissentiments qui s'élevaient à tout propos entre ses officiers et les chefs anglais, et se décourageait peu à peu en constatant qu'il lui serait impossible d'arriver à ses fins. Il reste toutefois avéré qu'avec un peu d'audace, il aurait pu passer en France. Il l'aurait pu par la côte de Saint-Jean-de-Mont; il l'aurait pu aussi par la pointe de Locmariaquer, puisque les chefs chouans venaient par cette voie conférer avec lui. Peut-être aussi ne lui en laissa-t-on pas le temps. Le 17 novembre, des ordres arrivés de Londres enjoignaient au général Doyle de ramener l'expédition en Angleterre et le prince avec elle. Pitt, cédant à l'opinion anglaise qui voyait avec regret recommencer une seconde affaire de Quiberon, abandonnait décidément la partie. Le prince ne put qu'obéir; il en témoigna des regrets, mais ils restèrent platoniques. Il avait été autorisé à se porter sur Jersey ou sur Guernesey et peut-être aurait-il pu, de là, entretenir des rapports avec les Vendéens, de Jersey surtout où le prince de Bouillon commandait pour l'Angleterre. Mais, au dernier moment, c'est à Portsmouth qu'on décida de le ramener. C'est alors que Charette aurait écrit à Louis XVIII la fameuse lettre dont il a été parlé plus haut:

«Sire, la lâcheté de votre frère a tout perdu. Il ne pouvait paraître à la côte que pour tout perdre ou tout sauver. Son retour en Angleterre a décidé de notre sort: sous peu, il ne me restera plus qu'à périr inutilement pour votre service.»

Cette lettre a-t-elle existé, comme l'affirme le comte de Vauban dans ses Mémoires, où il déclare en avoir vu l'original? Ceux qui en ont parlé après lui, même les écrivains républicains, n'ont pas cru à son authenticité. Il en existe d'ailleurs une autre, qui s'exprime bien différemment. Elle est adressée par Charette au marquis de Rivière:

«Je vous écris, mon cher Rivière, le coeur navré de douleur de l'éloignement d'un prince dont l'espoir de sa possession faisait toute notre félicité. Il est des privations qu'on supporte avec courage et fermeté; mais celle-là est si grande qu'elle ébranlerait un rocher. Gardez-vous bien de croire que cet événement malheureux refroidira notre courage; bien loin de là, toujours assurés du désir de mériter votre estime, nous travaillerons jusqu'au dernier jour à nous en rendre dignes.»

Dans ce langage, il n'y a pas trace d'accusation contre le comte d'Artois pas plus que dans celui que Charette tenait quelques mois plus tard, lorsque, arrêté et condamné, il marchait au supplice:

--Voilà donc où ces gueux d'Anglais m'ont conduit.

Si toutefois, contrairement à toute vraisemblance, la lettre où le comte d'Artois est traité de lâche sortit de sa plume, on ne saurait nier qu'en exprimant avec cette violence sa colère, il révélait toute l'étendue de la déception que venait de lui faire éprouver l'absence du comte d'Artois, déception d'autant plus grande qu'il avait attaché un plus grand prix à voir arriver le prince. À cet égard, le doute n'est pas permis, et la forme même de l'appel qu'il lui adressait, le 30 juin 1795, trahit l'ardent désir qu'il en avait:

«La lettre obligeante et gratieuse dont Votre Altesse Royale a daigné m'honorer a rempli mon coeur de joie, en le pénétrant de la plus vive reconnoissance. Quel bonheur inapréciable pour vos fidèles Vendéens de posséder au milieu d'eux l'auguste frère du roi, de voir marcher à leur tête le digne descendant d'Henry IV! Ah! Monseigneur, daignés presser cet heureux instant; que ce fortuné retour ramène bientôt parmi nous l'allégresse et fasse disparoître de douloureux souvenirs!

«Que votre nom chéri devienne le raliement de tous les vrais François, le gage assuré de la victoire! Oui, n'en doutons point, encouragés par votre illustre présence, fortifiés de vos grands exemples, ceux qui ont voué un attachement sans bornes, et ceux qui, retenus jusqu'ici par de coupables considérations, n'en conservent pas moins, au fond de leur âme, ce puissant amour pour le sang des Bourbons, tous se rangeront sous vos drapeaux, tous sans exception n'auront qu'un même voeux, ne feront qu'un même serment, celui de rétablir la splendeur de la monarchie, ou de s'ensevelir glorieusement sous ses débris.

«En attendant, cependant, Monseigneur, que ces flateuses espérances se réalisent et que j'aie l'avantage prétieux d'offrir à Votre Altesse Royale l'homage de mes foibles travaux, la Vendée ne restera pas dans un repos déshonorant. Elle a déjà repris les armes et a vu couronner ses premiers efforts; elle brûle de voler à de nouveaux périls, et le chef qui, jusqu'à ce jour, la guida au champ de l'honneur, ne la quittera que lorsqu'on aura rendu aux lys leur ancien éclat, ou il y trouvera son tombeau; telle est la dernière résolution de celui qui, en protestant à Votre Altesse Royale de son inviolable fidélité, la supplie humblement d'agréer les sentimens sincers d'amour et du profond respect avec lesquels il a l'honneur d'être, etc., etc.[67].»

[Note 67: Archives des Affaires étrangères.]

Rentré à Portsmouth, le comte d'Artois y demeura peu. Avec le consentement du cabinet britannique, il alla se fixer à Édimbourg où il devait rester jusqu'en 1814. En réalité, en dépit des vaines agitations auxquelles on le vit encore se livrer, son rôle politique était fini. La direction du parti royaliste allait se concentrer désormais entre les mains du roi.

Ainsi avortaient successivement ces malheureuses entreprises à propos desquelles un anonyme écrivait à Lally-Tollendal: «Le ciel nous préserve de nouvelles descentes sur nos côtes. Elles seront le tombeau de tout ce qui y débarquera. Quel aveuglement! Quelle démence, grand Dieu!» Quant au comte d'Artois, le 22 décembre 1795, de la rade de Spithead où il était encore, il mandait au prince de Condé: «Ainsi va le monde. Il y a quelques mois nous pensions que toutes les espérances étaient à l'Ouest de la France. Aujourd'hui, c'est la partie du Midi et de l'Est qui présente les chances les plus favorables.» En parlant ainsi, le comte d'Artois faisait allusion aux rébellions du Gard et du Vivarais, fomentées par les anciens chefs du camp de Jalès comme par les plus fougueux artisans de la réaction thermidorienne, et à des complots qui s'ourdissaient dans le Doubs. Un soulèvement de la ville de Lyon, livrée à l'influence des royalistes, et une marche de l'armée de Condé sur Besançon, appuyée par les Autrichiens, devaient favoriser ces mouvements. Au dire du prince de Condé, le général Pichegru, qui commandait alors une des armées de la République sur le Rhin, avait promis son concours; il préparait sa défection en favorisant l'ennemi qu'il était chargé de combattre et en pactisant avec lui.

C'étaient là d'abominables calomnies[68]. Pichegru avait eu le tort, il est vrai, d'ouvrir l'oreille aux propositions de deux aventuriers politiques, le libraire suisse Fauche-Borel et le sieur Roques, dit comte de Montgaillard, dont nous reparlerons plus loin. Dupe de ces deux personnages, toujours à vendre au plus offrant, Condé avait ajouté foi à leurs propos. Tous ces plans étaient fondés sur la trahison de Pichegru. Mais Pichegru, en dépit de son attitude incertaine, ne voulait pas trahir ses devoirs militaires. Il ajournait ses résolutions à une époque ultérieure, ce qui n'empêchait pas Condé de croire à l'imminence comme à l'efficacité de son intervention. Tous ces plans allaient s'effondrer aussi rapidement que ceux qui avaient été forgés d'accord avec l'Angleterre. Le 10 avril 1796, le comte d'Artois avouait piteusement à Condé «qu'il n'avait rien d'heureux à lui annoncer».

[Note 68: Voir mon livre la Conjuration de Pichegru. Plon, Nourrit et Cie.]

À ce même moment, le comte de Puisaye, le grand organisateur de l'expédition de Quiberon, avait passé en Bretagne dans l'espoir d'y retrouver son prestige. Mais on ne lui pardonnait pas son rôle dans le drame sombre auquel son nom est impérissablement attaché, et il était méprisé à l'armée catholique non moins qu'à Vérone, où d'Avaray disait en parlant de lui:

--Le comte de Puisaye est un drôle à qui il faut casser le cou.

De ce jugement, sévère à l'excès, il convient toutefois de rapprocher ce passage d'une lettre du comte d'Artois à Vaudreuil: «Ne juge pas Puisaye trop sévèrement. Le brave et malheureux Charette m'en a fait dire du bien en mourant.»

V - LE ROI EXPULSÉ DE VÉRONE

La nouvelle du désastre de Quiberon ne parvint à Vérone que dans la seconde quinzaine du mois d'août. Elle n'y produisit pas tout l'effarement auquel on aurait pu s'attendre. Sans doute, c'était un fait affligeant que ce premier effort de l'Angleterre eût échoué et que tant de bons Français eussent péri. Mais ce malheur, si regrettable qu'il fût, laissait debout tous les espoirs, puisque d'autres expéditions devaient suivre celle qui venait de sombrer et que l'une d'elles voguait déjà vers les côtes de France, comptant parmi ses chefs Monsieur, comte d'Artois. Le roi et son entourage, tout en donnant des larmes aux victimes de Quiberon, continuèrent donc à se repaître d'illusions.

On sait combien, en dépit de leurs malheurs, les illusions furent robustes chez les émigrés. Elles ne les abandonnèrent pas en cette circonstance. Les propos des agents royalistes de l'intérieur contribuaient à les entretenir. Ils présentaient la France comme de plus en plus disposée à se soulever au nom du roi. L'activité des conspirateurs répandus dans le royaume semblait indomptable. On ignorait les défaites des armées vendéennes ou tout au moins n'apparaissaient-elles que comme des échecs susceptibles d'être aisément réparés. L'exemple donné par la Bretagne et le Poitou avait été suivi par la Normandie où, maintenant, Louis de Frotté tenait la campagne et promettait à la cause royale de fructueux et retentissants succès.

Des bords du Rhin, où il se trouvait avec l'armée autrichienne, le prince de Condé envoyait des lettres rassurantes. Il dirigeait de là les opérations qui se préparaient dans l'Est avec le concours du général de Précy et d'Imbert Colomès, l'ancien maire de Lyon. Celui-ci répondait du royalisme de cette ville; elle n'attendait qu'un signal pour se déclarer en faveur du roi. Condé, fort de l'appui de l'agent anglais Wickham installé en Suisse, prétendait être d'accord avec Pichegru et avoir pris ses dispositions pour se jeter en Alsace dès que les Autrichiens lui auraient permis de passer le Rhin et marcher de là sur Besançon et Lyon, d'où il pourrait donner la main au Midi, dont les royalistes des Cévennes se disaient les maîtres. Les agents de Paris confirmaient ces dires. Ils y ajoutaient sur l'état d'esprit des Parisiens des informations telles, qu'on en devait conclure que la fin prochaine des pouvoirs de la Convention serait aussi celle de la République.

Cependant, quelques semaines après le drame de Quiberon, un événement inattendu vint infliger à ces pronostics favorables un brutal démenti. Le 5 octobre (13 vendémiaire), les sections royalistes de Paris ayant marché sur la Convention pour la disperser furent écrasées par le général Bonaparte à qui elle avait confié sa défense. Du même coup, les mouvements du Midi qui avaient abouti à quelques succès partiels, la prise du Pont-Saint-Esprit notamment, se trouvèrent déjoués ou tout au moins ralentis. À Paris, la défaite des partisans du roi fit éclater la participation de l'agence royale dans ces complots et livra les agents aux autorités républicaines. Plusieurs d'entre eux, dont Le Maître et Charles Brottier, furent envoyés devant le conseil de guerre de la section Lepelletier. Brottier et deux de ses complices bénéficièrent d'un acquittement. Mais Le Maître fut condamné à mort et exécuté. Les secrets de l'agence se trouvèrent ainsi divulgués. Il fallut la réorganiser, ce que fit le roi au mois de février 1796, en autorisant les agents survivants, La Villeheurnoy, Brottier, Despomelles et Duverne de Praile, «à agir et à parler en son nom pour tout ce qui concernait le rétablissement de la monarchie». À ce moment, il était averti des divisions qui s'étaient glissées parmi les chefs vendéens, et il invitait ses agents à intervenir pour les faire cesser.

Sur ces entrefaites, on apprit l'avortement final des expéditions organisées par l'Angleterre. La tentative de descente en France, à laquelle le comte d'Artois s'était associé, n'avait pas mieux réussi que celle du comte de Puisaye. Elle coûtait moins de sang; elle n'en coûtait même pas une goutte puisqu'on n'avait pas combattu. Mais elle marquait la fin des efforts de l'Angleterre pour activer en France la guerre civile. Il était même à craindre qu'elle n'incitât le gouvernement anglais à suivre l'exemple de la Prusse et de l'Espagne et à conclure la paix avec la République. Ce fut pour le roi une déception cruelle, puisque le projet qu'il avait conçu d'aller en Vendée se trouvait anéanti. «Quand finiront donc nos malheurs? s'écriait alors un de ses conseillers, le vieux comte de Flachslanden. Rien ne nous réussit, et si la guerre civile ne s'établit pas tout à fait dans les provinces, le régime de la Terreur va recommencer.»

Entre temps, la Convention s'était séparée (26 novembre 1795), non vaincue, mais triomphante, cédant la place au Directoire qui, sous des formes adoucies, mais plus perfides, allait continuer le Comité de salut public. Cette fin des pouvoirs de l'assemblée révolutionnaire, longtemps prédite comme le point de départ d'une ère réparatrice, se produisait sans rien réaliser de ce qu'on en avait attendu. À l'intérieur, les royalistes étaient paralysés. Au dehors, l'Autriche et l'Angleterre restaient seules armées contre la Révolution. Mais l'Autriche accentuait sa politique égoïste, ne rêvait que conquêtes, se préoccupait peu des Bourbons. L'Angleterre commençait à manifester son découragement; la Russie continuait à ne pas se prononcer. On ne pouvait encore rien savoir des résultats de la mission dont le comte de Saint-Priest avait été chargé pour l'impératrice Catherine.

Peut-être, à ce moment, Louis XVIII entrevit-il qu'il ne recouvrerait sa couronne ni par la guerre civile, ni par la guerre étrangère, mais seulement par un retour de l'opinion vers les princes de la maison de Bourbon. Ce qui permet de le croire, c'est qu'on voit, à la date du 20 mars 1796, s'agiter dans le conseil royal la question de savoir par quels procédés l'opinion sera ramenée. «Dans l'état des choses, il n'y a que trois partis: 1º transiger sur la Constitution, d'après les propositions qui pourraient être faites; 2º prendre l'initiative de la transaction: 3º s'en tenir à l'antique constitution du royaume.» La Constitution à propos de laquelle se rouvrait le débat était celle de 1791, que les émigrés rangés autour des princes avaient longtemps considérée comme la pire de toutes, et dont ils déclaraient les défenseurs plus redoutables «et plus scélérats» que les Jacobins. Ces défenseurs étaient cependant d'ardents royalistes. Ils se nommaient: Malouet, Mounier, Lally-Tollendal, Montlosier, Mallet du Pan, Cazalès, d'autres encore, et certains membres de l'épiscopat tels que le cardinal de Bernis, Mgr de Boisgelin, archevêque d'Aix, Mgr de Cicé, archevêque de Bordeaux, Mgr de Clermont-Tonnerre, archevêque de Toulouse, qui, sans se prononcer aussi nettement que les laïques qui viennent d'être nommés, partageaient en partie leurs idées, quoiqu'ils fussent, eux aussi, passionnément dévoués à la monarchie. Mais leur royalisme ne les lavait pas aux yeux des adversaires de la Constitution de l'avoir trouvée acceptable ou d'avoir paru s'y résigner. C'est à propos de l'un d'eux, Montlosier, que l'implacable d'Antraigues disait: «Je ferai tomber cent mille têtes et la sienne la première.» Le temps, en s'écoulant, n'avait guère modifié les sentiments qu'exprimait d'Antraigues, et rien que pour avoir émis l'idée d'une transaction sur le terrain constitutionnel, le comte d'Avaray, quoique favori du roi, n'en devenait pas moins suspect parmi les violents qui entendaient faire revivre l'ancien régime. Le roi lui-même, qui, tout en maintenant ce régime, comprenait la nécessité de supprimer certains abus, fut blâmé par eux; ils lui préféraient son frère qui n'admettait aucune réforme.

Au moment où ces polémiques renaissaient à Vérone avec une vivacité qu'explique l'importance des résolutions à prendre, Joseph de Maistre, dans ses Considérations sur la France, se prononçait avec un éclat génial pour l'antique constitution du royaume, délivrée des abus qui en avaient rendu l'application intolérable. C'était, nous venons de le dire, l'opinion de Louis XVIII. À supposer qu'elle eût été un moment ébranlée, elle se ranima et se fortifia, sans doute, de celle de Joseph de Maistre; c'est elle qui remporta. Toute idée de transaction avec les constitutionnels fut écartée. On marqua la différence entre «l'ancien régime», c'est-à-dire les abus, et «l'antique constitution», c'est-à-dire la plénitude du pouvoir royal. Un des gentilshommes de la cour de Vérone, le comte de Moustier, fut chargé d'aller en France pour faire connaître «les véritables intentions du roi et détruire la calomnie».

On lit dans ses instructions:

«Il assurera que tous les sujets égarés qui renonceront à leurs erreurs seront traités par le roi comme ses enfants, qu'il abandonnera à toute la sévérité des jugements qu'ils mériteront tous ceux qui, lorsqu'il pardonne, se livreraient à des sentiments de vengeance; que sa justice n'excepte de sa clémence que les assassins du roi son frère, de la reine, de Madame Élisabeth, et que ceux même qui ne craignent pas de réparer leur crime par des services importants, continueront à lui inspirer une telle horreur pour leur irrémissible attentat, qu'il les livrerait à toute la rigueur des lois si, dans ce cas-là même, ils osaient continuer de souiller leur patrie par leur présence ... L'intention du roi n'est et ne sera jamais de ramener son peuple sous l'ancien régime; c'est son antique constitution qu'il veut lui rendre.»

L'insistance qu'il mettait à promettre des châtiments inexorables n'était pas pour lui ramener tous ses sujets. Son langage ne démontre que trop qu'il renonçait à n'employer que les moyens de persuasion, comme l'idée lui en avait été suggérée, et qu'il rêvait de recourir toujours, soit à la guerre civile, soit à la guerre étrangère. Ce renoncement l'enfermait de nouveau dans les limites de la politique pratiquée à Coblentz et à Hamm, lui imposait le devoir de quitter Vérone et, puisque l'Espagne lui était fermée, puisque la Vendée était devenue inaccessible pour lui, de chercher à s'employer ailleurs. C'était d'autant plus nécessaire, qu'en France ses partisans s'étonnaient et s'attristaient de ce séjour prolongé dans un coin de l'Italie, loin des champs de bataille: «Que fait le roi? se demandaient-ils. Craint-il de compromettre sa dignité en partageant les dangers de ceux qui se sont armés pour lui rendre sa couronne?» Et ils comparaient son inaction à l'activité du comte d'Artois, qui, sans faire meilleure besogne que son frère, avait longtemps donné l'illusion de plus de résolution et d'intrépidité.

À l'armée de Condé, on réclamait sa présence. Le vieux prince qui la commandait regrettait que Louis XVIII n'eût pas eu la témérité de partir de Vérone, de passer le Saint-Gothard et de venir le rejoindre.

--L'eût-on enlevé au milieu de nous? s'écriait-il. Aurait-on osé lui manquer?

Et il ajoutait que, le roi étant gentilhomme français, on ne pouvait l'empêcher «de combattre pour le roi». Les cours de l'Europe elles-mêmes, celles du moins qui vivaient en paix avec la France, étaient d'avis que tant que le roi resterait dans les États de Venise, «chez une puissance qui entretenait publiquement un ambassadeur auprès de ses sujets rebelles», il ne serait pas à craindre.

--Il a beau faire, observait familièrement le roi de Prusse, s'adressant à quelques courtisans de son intimité, il ne se tirera jamais de là qu'il ne se mette à la tête de sa noblesse et de ses sujets fidèles et qu'il ne combatte avec eux et comme eux.

Le prince de Condé, qui répétait ce propos à l'évêque d'Arras, ajoutait: «Le roi de Prusse a raison.» Et, d'accord avec ses soldats, il se plaignait des courtisans qui voulaient rétablir les rigueurs de l'étiquette. Il accusait les «idées de Versailles» qui triomphaient à Vérone: «On n'est pas à Vérone à la hauteur des circonstances. On sacrifie le fond de la royauté aux petites formes de la dignité.» Il y avait quelque fondement dans ces critiques, mais aussi quelque exagération. Ce qu'on ne disait pas assez, c'est que le roi était le prisonnier de l'Autriche, non qu'elle eût le pouvoir de l'enchaîner à Vérone «mais parce qu'en réalité, elle l'y retenait en l'empêchant de se rendre au seul endroit où il pût aller, à l'armée de Condé. À cet égard, elle était intraitable.

Au milieu de tant de tristesses, le roi goûta cependant une joie. Dans les derniers jours de décembre 1795, sa nièce la princesse fille de Louis XVI, que les royalistes appelaient Madame Royale, avait été mise en liberté par le Directoire, conduite à Bâle, et là, confiée à des commissaires autrichiens en échange de quelques Français prisonniers de l'Empereur: Beurnonville, Sémonville, Maret. Quelques semaines plus tard, elle écrivait à son oncle pour lui exprimer sa filiale affection et le bonheur qu'elle aurait à le revoir. En dépit des séductions de la cour de Vienne, où l'on s'ingéniait à la retenir, elle voulait rester Française. Mais cette lettre, toute vibrante des cruelles émotions subies par Madame Royale durant sa captivité, contenait des conseils qui durent causer quelque surprise au roi. Elle le conjurait de faire cesser la guerre; elle lui déclarait qu'il n'était pas d'autre moyen de rendre à sa patrie son antique splendeur. «Oui, mon oncle, suppliait la princesse, c'est moi, c'est celle dont ils ont laissé périr le père, la mère et la tante, qui vous demande à genoux leur grâce et la paix[69].»

[Note 69: L'Angleterre et l'Émigration française, par André Lebon, p. 352. Les papiers de Wickham, réunis dans cet ouvrage, nous ont fourni de précieux renseignements.]

Leur grâce, on sait dans quelle mesure le roi entendait l'accorder. Il s'était engagé déjà à étendre sa clémence sur «les coupables», à l'exception de ceux qui avaient voté la mort du roi. Un peu plus tard, il devait en faire bénéficier même ceux-là, et, à sa rentrée en France, prendre parmi eux un de ses ministres. Quant à la paix, il la considérait comme le plus grand malheur que pût subir sa cause. La première coalition n'était pas encore dissoute qu'il souhaitait de voir s'en former une seconde plus redoutable, avec l'appui de la Russie dont le zèle pour les Bourbons avait été, jusqu'à ce jour, plus platonique qu'effectif. L'espoir de cet appui trouvait sa source dans la spontanéité avec laquelle l'impératrice Catherine, au lendemain de la mort de Louis XVII, avait reconnu le nouveau roi son successeur. Malheureusement, à l'exception du roi de Suède, aucun autre chef d'État n'avait suivi cet exemple, et les efforts du prétendant pour se faire octroyer par les souverains son titre royal étaient restés vains. Au commencement d'avril, c'est-à-dire près de dix mois après avoir recueilli la succession de son neveu, il était encore «Monsieur» pour la presque totalité des cours d'Europe, ou «Monsieur le comte de l'Isle». La résistance dont il était la victime l'emplissait de dépit et la reconnaissance de sa royauté semblait devenue le plus impérieux et le plus poignant de ses soucis. À l'improviste, il fut mis en état d'en concevoir de plus graves encore.

Le 14 avril, le podestat de Vérone se présenta chez lui et lui fit connaître que la République de Venise lui retirait l'asile qu'elle lui avait accordé depuis dix mois. Le Directoire, en apprenant que le comte de Mordwinof, ambassadeur russe à Venise, était accrédité par son gouvernement auprès du prétendant, avait exigé cette brutale expulsion. Les Français victorieux venaient d'envahir le Piémont; ils menaçaient d'occuper toute l'Italie. Le Sénat vénitien effrayé, redoutant de déplaire à la France, avait jugé que l'heure n'était pas bonne pour lui résister. Il faisait droit aux injonctions du Directoire.

Le roi prit acte de la communication sans y répondre, sinon qu'il allait procéder aux préparatifs de son départ. Mais, le surlendemain, il écrivit au Sénat qu'il subordonnait ce départ à deux conditions. Il voulait, disait-il, rayer de sa main sur le livre d'or de Venise le nom de sa famille qui s'y trouvait inscrit; il exigeait, en outre, qu'on lui rendît l'armure dont l'amitié de Henri IV, son aïeul, avait fait don à la République. Le Sénat ne parut pas se préoccuper de cette enfantine réclamation. Mais le podestat de Vérone s'en offensa. Il fit tenir au roi une protestation dans laquelle il rappelait l'hospitalité libéralement donnée jusqu'à ce jour.

--Je ne recevrai pas votre protestation, s'écria le roi. J'ai dit que je partirai; je partirai en effet, dès que j'aurai reçu les passeports que j'ai envoyé chercher à Venise. Mais je persiste dans ma réponse d'hier. Je me la devais; je ne puis oublier que je suis roi de France.

C'était l'unique manifestation qu'il pût se permettre. Après l'avoir faite, il ne songea plus qu'à s'éloigner.

Ainsi qu'il l'écrivit à Catherine, la conduite du Sénat de Venise ne lui laissait d'autre asile que «celui de l'honneur», c'est-à-dire une place parmi les gentilshommes français qui, sous les ordres de Condé, combattaient pour lui. Cet asile dont la cour de Vienne s'obstinait à lui barrer le chemin, les circonstances inattendues qui venaient de se produire lui permettaient, lui ordonnaient presque de s'y rendre. Il n'hésita pas à saisir l'occasion qui lui était offerte. Ce fut en vain que l'Anglais Macartney lui signala les dangers de sa précipitation, l'engagea à ne pas se présenter au quartier général du prince de Condé sans s'être assuré de l'assentiment de l'Autriche, à attendre à Bologne ou à Parme que cette puissance eût fait connaître son opinion. Il ne voulut rien entendre. Il avait écrit à Vienne, à Londres, à Saint-Pétersbourg pour faire connaître ses intentions et les motifs qui les dictaient. Il n'y avait plus qu'à s'exécuter.

D'ailleurs, tout le monde, dans son entourage, se réjouissait comme lui-même de la circonstance qui ouvrait devant ses pas les portes de la maudite prison qu'était Vérone pour lui, et l'obligeait à rejoindre Condé. Une lettre écrite de Vienne, à la date du 1er mars, par le comte de Saint-Priest qui venait d'arriver dans la capitale autrichienne à son retour de Russie, ne parvint pas à ébranler le parti pris du Régent. Elle était cependant significative et témoignait de la ferme volonté du gouvernement impérial de ne pas tolérer la présence de «Monsieur» à l'armée de Condé. Il avait déjà refusé et ne se laisserait pas forcer la main.

--Vous voyez, avait dit le baron de Thugut à Saint-Priest, que nous faisons, de concert avec l'Angleterre, des ouvertures de paix au Directoire exécutif, qui n'acceptera pas si notre objet était de le mettre dans son tort vis-à-vis de la nation, le corps germanique et l'Europe entière. À présent, il va se prévaloir de la venue du roi au corps de Condé qu'il présentera comme une mesure irréconciliatoire pour en justifier son refus. Les États de l'Empire qui nous persécutent, à l'instigation du roi de Prusse, pour avoir la paix, se plaindront de ce que nous aggravons les sujets de discorde et attirons sur eux la vengeance des Français. D'ailleurs, Monsieur a bien du monde autour de lui; il entretient beaucoup de correspondances, expédie et reçoit des courriers, envoie des émissaires; tout cela inquiète les gouvernements ainsi qu'on vient de le prouver à Venise, et cet inconvénient serait plus grand encore dans un corps d'armée aux ordres d'un général de l'Empereur.

L'Empereur, auquel Saint-Priest s'était ensuite adressé, n'avait pas été moins explicite que son ministre. Il lui était impossible de consentir à ce que Monsieur se fixât à l'armée de Condé, et il le priait de choisir un autre asile.

--Le roi, mon maître, ne sait où aller, objecta Saint-Priest.

--Nous verrons à le placer dans quelque ville d'Allemagne, reprit l'Empereur. Causez de cela avec mes ministres.

En transmettant cet entretien au duc de La Vauguyon, Saint-Priest ajoutait: «Vous remarquerez, monsieur le duc, que l'Empereur ne s'est jamais servi avec moi que de la dénomination de Monsieur, quoique j'aie constamment employé celle de roi. Aussi, ne répond-il point aux lettres de Sa Majesté, pour ne pas lui donner ce titre qu'il lui refuse et ne pas le désobliger en employant celui qu'on lui donnait auparavant. Je ne sais si vous ne croirez pas plus convenable pour Sa Majesté de se dispenser d'écrire elle-même à l'Empereur, qui ne lui fait point de réponse, d'autant que les affaires peuvent se traiter également sans cela[70].»

[Note 70: Papiers du maréchal de Castries.]

Dans l'état d'âme où se trouvait le roi, la lettre du comte de Saint-Priest suffit d'autant moins à modifier ses desseins, qu'en refusant de lui donner son titre, l'Empereur l'avait blessé dans son orgueil et disposé à protester. Il décida sur-le-champ que, désormais, il s'abstiendrait d'écrire au souverain autrichien et que, sans tenir compte d'une défense qu'il jugeait inique, il irait rejoindre le prince de Condé. Le départ, toutefois, n'alla pas sans difficultés. À Vérone, le roi avait des créanciers. Il fallait leur cacher sa fuite. Il fallait dérober de même le véritable terme de son voyage au représentant de la République française, aux autorités de Vérone. Pour les tromper les uns et les autres, on organisa une véritable comédie. La Vauguyon qui ressemblait physiquement au roi partit avec Villequier et Cossé par la route de Trente, tandis que Louis XVIII et son fidèle d'Avaray se dirigeaient secrètement vers le Saint-Gothard. Alors que les rapports officiels le montraient allant vers le Tyrol, il gagnait la Suisse et le grand-duché de Bade où Condé avait établi son quartier général à Riégel.

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