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| Etude établie en janvier 2003 par le service des études historiques La France, la Marine et les Etats-Unispar Philippe Lasterle Au cours des dernières décennies du XVIIIe siècle, Français et ceux que l’on n’appelle pas encore «Américains» établissent les bases d’une relation fondée sur des intérêts partagés davantage que sur une soi-disant amitié. Les deux peuples, qui ne se connaissent pas, n’éprouvent alors aucun sentiment amical l’un pour l’autre. George Washington, qui a chassé les colons français de Louisiane, n’envisage d’ailleurs pas de faire appel à l’ancienne puissance coloniale pour aider les Insurgents à secouer le joug britannique. C’est la volonté française d’affaiblir la Grande-Bretagne, vainqueur de la guerre de Sept Ans, et elle seule, qui pousse la France à participer à la guerre d’Indépendance américaine. De même, quelques années plus tard, ce sont les préjudices, que subit le commerce maritime américain, qui amènent Français et Américains à se faire la guerre, sans la déclarer, entre 1797 et 1801. On l’aura compris, les deux peuples sont « amis » quand leurs intérêts convergent. Que ces derniers divergent, et les voilà rivaux, voire ennemis. Mais, de chaque côté, la pudeur empêche de parler de « guerre ». Le dernier quart du XVIIIe siècle nous montre finalement combien Français et Américains peuvent, en fait, être les « meilleurs ennemis du monde ». Les débuts de la guerre d’Indépendance américaine « L’Angleterre est l’ennemie déclarée de votre puissance et de votre Etat, elle le sera toujours. Il n’y aura que la révolution d’Amérique, qui arrivera, mais que nous ne verrons vraisemblablement pas, qui remettra l’Angleterre dans l’état de faiblesse où elle ne sera plus à craindre en Europe », écrit le duc de Choiseul à Louis XV, en 1765. Le secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, à la Guerre et à la Marine ne se trompe que sur un point : la « révolution d’Amérique » arrivera beaucoup plus tôt que prévu. Grâce à sa supériorité navale, la Grande-Bretagne est sortie victorieuse de la guerre de Sept Ans. Mais cette suprématie sur les puissances continentales a un prix, la guerre sur mer ayant été extrêmement coûteuse. Aussi, dès la fin du conflit, en 1763, le Parlement britannique veut, tout en limitant leurs développements économiques et industriels , faire participer ses treize colonies de Nouvelle-Angleterre à l’effort financier. Ces dernières s’y opposent au motif qu’elles ne sont pas représentées à Westminster. « No taxation, without representation », clament les colons mécontents. Ils contestent, en effet, le droit de la métropole à établir des impôts sans l’accord des assemblées locales. Londres accepte de revoir sa copie, mais décide, malgré tout, de taxer le commerce des colonies d’Amérique. Les Townshend Acts (1767) mettent le feu aux poudres, et sont finalement à l’origine de l’insurrection américaine. Pendant plusieurs années, une « guérilla » oppose les colons récalcitrants au paiement des nouveaux impôts (en particulier celui sur le thé), aux gouverneurs nommés par la métropole. Les incidents se multiplient à partir de 1770, entre « Tuniques Rouges » et « Fils de la Liberté », en particulier à Boston, principal port d’exportation des produits coloniaux vers l’Angleterre, et lieu où sont prélevées par les agents du fisc britannique les taxes incriminées. Le 16 décembre 1773, des Bostoniens, déguisés en Indiens, détruisent même les cargaisons de thé de la Compagnie anglaises des Indes orientales. Au lendemain de la Boston Tea Party, le roi George III (1760-1820) et le cabinet North optent pour la fermeté, et décident l’envoi de renforts pour mater la rébellion en Nouvelle-Angleterre. En même temps, par le Boston Port Bill du 31 mars 1774, Londres ferme le port au commerce jusqu’à ce que la Compagnie des Indes et les douanes britanniques aient reçu compensations pour les pertes subies. Elles ne viendront jamais. La rupture que pressentait Choiseul est inévitable. Prélude à l’escalade, les forces britanniques occupent Boston. A Philadelphie, les délégués des colonies, réunis en « Congrès continental » le 5 septembre 1774, proclament le droit des « Américains » à décider des questions budgétaires et à lever des milices. En réponse, la Couronne envoie un corps expéditionnaire et entreprend le blocus des côtes. Le 19 avril 1775, la fusillade de Lexington (Massachusetts) précipite l’ouverture des hostilités. La guerre d’Indépendance américaine commence. Tandis que l’armée des treize colonies, sous le commandement de George Washington, est partout battue, les escadres britanniques asphyxient peu à peu le commerce des colonies en bloquant les ports, principalement celui de Boston. Le 4 juillet 1776, par une déclaration où l’élévation de la pensée et la logique du raisonnement rivalisent avec la perfection du style , les colons anglais de Nouvelle-Angleterre se déclarent indépendants du Royaume de Grande-Bretagne et d’Irlande. Les Etats-Unis d’Amérique sont nés. Pour faire reconnaître leur indépendance, les Américains sont obligés d’entamer une guerre contre leur ancienne métropole. Elle durera jusqu’en 1783. Et il faudra attendre 1787 pour qu’ils entreprennent de traduire les principes de la philosophie des Lumières, qui les ont partiellement inspirés, en une constitution fédérale et en des institutions viables. La souplesse de la première et l’adaptabilité des secondes leur ont permis d’être encore en vigueur aujourd’hui, quand en France une valse de constitutions et de régimes va émailler les XIXe et XXe siècles. Naissance de la marine américaine Le 13 octobre 1775, le Congrès américain charge un Comité de la Marine, précurseur du futur ministère, de créer une flotte de guerre. Peu après, cette instance voit ses attributions étendues à l’ensemble des affaires maritimes. Pour monter de toutes pièces une marine militaire, l’organisme administratif, dirigé par le commodore Hopkins, s’inspire de ce qu’il connaît déjà - le modèle britannique - tout en se pliant aux conditions locales et aux minces réalités financières du moment. Au moins peut-il s’appuyer sur l’expérience des chantiers de construction de la côte atlantique qui, depuis un siècle, construisent des navires pour la Royal Navy. Quant aux équipages, Hopkins fait appel aux marins et officiers qui ont servi dans la flotte de Sa Majesté. Parmi ces patriotes figure le jeune lieutenant de vaisseau John Paul Jones, qui sera montré en exemple à des générations d’officiers de Marine américains, pour avoir résumé une évidence en une formule restée célèbre : « Without a respectable Navy, alas America ! ». Bien que certaines fournitures fassent défaut, un nombre impressionnant de bâtiments est mis à l’eau pendant le conflit. Si un seul vaisseau de 74 canons, l’America, est construit, les petites frégates, corvettes, bricks et autres goélettes sont d’assez bonne facture. En revanche, l’artillerie pose problème. Le savoir-faire manque, si bien que, pour l’armement et les autres fournitures militaires, les Insurgents se tournent vers la France. La Nourrice d’Hercule Le déséquilibre sur terre et sur mer entre forces américaines et anglaises est tel que les premières années de la guerre sont extrêmement difficiles pour les Insurgents. En dépit de quelques succès retentissants, comme à Saratoga (17 octobre 1777), les revers se multiplient. L’indépendance risque d’être de courte durée si une aide extérieure massive ne vient pas contrebalancer l’arrivée incessante de renforts anglais. C’est de la France, et dans une moindre mesure de l’Espagne, que cette aide va venir. A partir de 1778, l’appui français diplomatique, financier et surtout militaire va s’avérer déterminant. La France tout entière attendait l’occasion inespérée de prendre une revanche sur l’Angleterre, quinze ans à peine après la fin de la guerre de Sept Ans . L’insurrection des colonies américaines lui en donne l’occasion, bien que les sujets britanniques révoltés aient fortement contribué à la perte des arpents de neige canadiens, Washington ayant même fait fusiller des soldats français en 1754. Qu’importe ! L’anglophobie est alors plus forte que le souvenir de l’échec américain. Le 2 mai 1776, Louis XVI (1774-1792) prend la décision d’aider militairement les Insurgents, de manière clandestine d’abord, via des agents du Roi, tel Caron de Beaumarchais , officielle ensuite. Le savant Benjamin Franklin, qui débarque dans le petit port breton d’Auray le 6 décembre 1776, vient chercher appui et subsides en France. Depuis l’hôtel parisien de Valentinois, où il résidera entre 1777 et 1785, il s’emploie efficacement à persuader l’opinion et la Cour, tandis que le comte de Vergennes, ministre des Affaires étrangères de Louis XVI, prépare la guerre sur le plan diplomatique, après avoir vaincu l’opposition du contrôleur général des Finances, Turgot. Notons que pendant le conflit, fait unique dans les annales budgétaires de la France, le budget de la Marine dépassera celui de l’armée de Terre ! Au printemps 1777, les premiers volontaires français s’engagent aux côtés des Américains. L’Histoire a retenu les noms du chevalier de Kermorvan, du marquis de La Fayette, du vicomte de Noailles et du baron Johann de Kalb, partis de Pauillac à bord de la Victoire le 6 avril. Elle a oublié celui de Soret de Boisbrunet, parti de Brest un mois plus tôt, et, surtout, celui du premier d’entre eux : Langlois du Bouchet. « Chaque homme a deux patries : son pays et la France »
Sur le front diplomatique, le 17 décembre, Louis XVI se prononce en faveur de la reconnaissance de l’indépendance américaine. C’est un appui de poids. Le 6 février 1778, à Paris, dans l’hôtel de Coislin, Alexandre-Conrad Gérard de Rayneval, pour la France, Benjamin Franklin et Siléas Deane, pour les Etats-Unis, signent deux traités : le premier d’amitié et de commerce, le second d’alliance. Huit jours plus tard, la première rencontre entre les deux marines a lieu. Le Ranger, commandé par John Paul Jones, fait route vers Nantes pour escorter un convoi de matériel de guerre destinés aux Insurgents. En rade de Quiberon, un bâtiment de la Royale salue pour la première fois la bannière étoilée. C’est au Robuste, portant la marque du chef de division Lamotte-Picquet, que revient ce privilège. Le 20 mars 1778, la France reconnaît officiellement les Etats-Unis d’Amérique. Louis XVI décide l’envoi d’un ambassadeur aux Etats-Unis. Gérard de Rayneval, le signataire du traité du 6 février, traverse l’Atlantique à bord d’un des bâtiments de l’escadre de l’amiral d’Estaing , qui a appareillé de Toulon le 13 avril. Dans la foulée, Versailles déclare la guerre à Londres, et entraîne Madrid dans son sillage. L’Espagne, puissance souveraine sur de nombreuses îles des Caraïbes, la Nouvelle-Espagne, la Louisiane occidentale et la Floride, entend tirer profit de l’affaiblissement de la Grande-Bretagne. En mars 1780, Louis XVI, décidé à accroître son soutien à l’effort d’émancipation des colonies d’Amérique, envoie un corps expéditionnaire de 6.000 hommes. Commandé par le comte de Rochambeau, il débarque à Newport en juillet. Aux côtés des troupes de Washington, il va contribuer de manière déterminante à la victoire finale, en particulier à la capitulation du général anglais Cornwallis à Yorktown (19 octobre 1781). Cette dernière bataille restera, d’ailleurs, pour l’Histoire le symbole de l’entente franco-américaine. C’est au lendemain de Yorktown que Thomas Jefferson rendra un bel hommage aux Français en déclarant que « chaque homme a deux patries : son pays et la France ». Au cours du conflit, si l’aide française a revêtu une dimension multiforme (diplomatique, militaire, financière), elle a été particulièrement déterminante sur mer. En effet, alors que la flotte de guerre américaine n’était qu’embryonnaire – ce qui n’a pas empêché les corsaires, à l’image de John Paul Jones, de mener une efficace guerre de course au commerce anglais -, c’est la marine de Louis XVI qui, en s’assurant la maîtrise des mers, a interdit le ravitaillement par mer des troupes de Cornwallis, facilité la victoire franco-américaine sur terre et finalement poussé l’Angleterre à capituler. On distingue deux phases dans l’implication de la Marine française aux côtés des Insurgents. La première, de 1778 à 1780 - c’est la phase Sartine du nom du ministre de la Marine de Louis XVI -, voit les marins français intervenir principalement au large de l’Angleterre. La deuxième, voulue par son successeur à partir de 1780, voit les Français agir directement en Amérique, tout en organisant, via le bailli de Suffren, une « diversion indienne ». C’est la phase Castries. Le « quart d’heure américain » de la Royale La phase Sartine constitue une déception assez cuisante pour Louis XVI. Alors que la Royale est à même de peser sur la capacité opérationnelle de la Royal Navy, elle ne parvient pas à exploiter, en Manche, la fragilité temporaire de l’Angleterre, que la dispersion de la Home Fleet expose pourtant à l’invasion. Les premières escarmouches sont, certes, favorables aux Français. C’est ainsi que, le 17 juin 1778, dans ce qui reste comme le premier acte d’hostilité sérieux entre la France et la Grande-Bretagne, la frégate de 650 tonneaux et armée de 32 canons Belle Poule (commandant Chadeau de la Clocheterie) engage avec succès la frégate anglaise de 28 canons Arethusa (commandant Marshall). Presque entièrement dégréée, cette dernière doit se replier vent arrière sur son escadre. A l’époque, le succès naval a un tel retentissement qu’une coiffure dite « à la Belle Poule » fait fureur chez les dames de la haute société parisienne. Mais, un mois plus tard, le 27 juillet, l’escadre française du comte d’Orvilliers, composée de 27 vaisseaux, ne parvient pas à détruire les 30 navires de la division anglaise de Keppel. En dépit d’une habile manœuvre, la bataille d’Ouessant est un échec. L’année suivante, l’occasion d’un débarquement sur les côtes anglaises se présente, mais n’est pas saisie par les Franco-Espagnols. La jonction des deux flottes s’effectue, en effet, trop tard dans l’arrière-saison. Surtout, le manque de coordination entre les deux armées navales empêche la réalisation du débarquement. Outre-Atlantique, les quelques batailles menées dans la mer des Caraïbes n’y changent rien. A l’été 1779, l’amiral d’Estaing, qui a fait débarquer ses troupes sur l’île de la Grenade, repousse l’attaque de l’escadre conduite par l’amiral Byron, mais ne pousse pas son avantage plus loin, heureux d’avoir sévèrement endommagé son ennemi. En octobre, le même d’Estaing est incapable de prendre le port de Savannah, en Géorgie. Cependant, si elle est tactiquement malheureuse, son action n’en a pas moins une conséquence militaire de taille. La simple annonce de son arrivée contraint les Anglais à évacuer des villes-garnisons aussi importantes que Philadelphie et Newport, pour regrouper leurs forces terrestres autour de New York. Le 15 décembre, l’île de Sainte-Lucie est vainement attaquée. Au printemps suivant, alors que le corps expéditionnaire de Rochambeau débarque dans le port du Rhode Island, la bataille de la Martinique, qui oppose l’escadre française de Guichen à celle de Rodney, n’est pas davantage décisive. Il faut attendre le milieu de l’année 1780 pour que la stratégie directe, prônée par Sartine, soit abandonnée au profit de celle défendue par le marquis de Castries et l’amiral comte d’Hector, commandant le port de Brest. Les deux hommes ont, en effet, défini une stratégie de « diversion » articulée autour de trois axes : soutien naval massif aux Américains, diversion aux Indes et forte activité aux Antilles. Castries choisit donc de pousser à fond les conflits hors Manche, et de faire des eaux américaines le principal théâtre de l’affrontement, en prévision duquel les escadres françaises sont préparées par l’amiral Hector dans le port du Ponant. Yorktown, victoire franco-américaine Il n’est que temps car, en 1781, les Etats-Unis, coupés en trois tronçons par l’armée anglaise de Clinton (rassemblée à New York) et celle de Cornwallis (positionnée en Virginie), paraissent très éloignés de la victoire finale. L’appui des 6.000 hommes de Rochambeau n’a servi qu’à stabiliser les fronts. C’est donc l’arrivée des renforts navals français (35.000 hommes) qui va faire pencher la balance, en donnant aux alliés (hispano)-franco-américains la maîtrise de la mer. L’occasion de mettre en œuvre la nouvelle stratégie décidée par Castries s’offre au début de l’année. L’armée du général anglais Cornwallis est retranchée dans la ville de Yorktown, à l’entrée de la baie de la Chesapeake, au large de la Virginie, où elle défie les troupes de Washington, Rochambeau et La Fayette. Mais l’issue de la bataille dépend de la capacité de la Royal Navy à la ravitailler et à envoyer des renforts dans les plus brefs délais. Or, la double concentration de troupes terrestres et navales, en privant les Anglais de la suprématie sur l’eau, va permettre de resserrer un blocus de plus en plus étroit. Une première tentative britannique de déblocage échoue le 16 mars, quand les huit vaisseaux de ligne d’Arbuthnot ne réussissent pas à vaincre les sept navires de Des Touches. Puis, le 29 avril, Hood, bien qu’inférieur en nombre, s’en prend à De Grasse qui, depuis son navire-amiral La Ville de Paris, le repousse sans peine à La Martinique. Début septembre, De Grasse se présente avec la flotte française devant Yorktown assiégée. La Royale va y signer l’un de ses plus beaux faits d’armes contre la Royal Navy. Le 5, alors même qu’une partie de ses équipages procède aux opérations de déchargement à terre, l’amiral de Grasse sort de la baie affronter, dans une bataille indécise, l’escadre de l’amiral Graves, arrivée de New York, où se trouve le gros des troupes du général Clinton. Indécise et mitigée sur le plan tactique, la bataille de la Chesapeake n’en est pas moins une très grande victoire stratégique, puisque le ravitaillement toujours coupé et la jonction avec Clinton rendue impossible - les 6.000 hommes du général anglais ne parviendront à Yorktown que le 25 octobre -, Cornwallis s’avoue vaincu le 19 septembre. L’acte de capitulation est signé par George Washington, commandant en chef des forces combinées américano-françaises, pour les Etats-Unis, ainsi que par Rochambeau, lieutenant général du royaume, et De Grasse, lieutenant général des armées navales, pour la France.
Le coût économique et politique de la guerre d’Amérique En 1782, le corps expéditionnaire français des Amériques retourne en France. Si de nombreux officiers de Marine ont gagné leurs lettres de noblesse au cours des combats aux Antilles ou aux larges des côtes américaines - c’est le cas de De Grasse, Guichen, Kersaint, Latouche-Tréville ou Lamotte-Picquet -, l’épisode a laissé des traces dans la Royale. Les longues campagnes ont, en effet, usé la flotte française. Plus largement, pour la France, si le bilan humain est lourd (5.000 morts sur les 45.000 combattants français, soit 11 % de pertes) , le bilan territorial est bien maigre. A l’issue du traité de paix signé entre Versailles et Londres à Paris en septembre 1783, le Canada reste anglais. Surtout, si la France atteint son premier objectif (séparer les treize colonies de Nouvelle-Angleterre de leur métropole), le second (supplanter l’Angleterre dans le commerce avec l’Amérique du Nord indispensable à la survie des îles à sucre) lui échappe. L’intervention n’a donc pas les retombées commerciales substantielles qu’escomptaient les milieux d’affaires français. Pis, le coût excessif de la guerre pour le budget français plonge le pays dans une situation financière inextricable, et accélère ainsi la crise de la Monarchie. Celle-ci paye finalement très cher sa revanche sur la Perfide Albion. En fait, elle n’y survivra pas. S’il faut attendre deux longues années, après Yorktown, pour aboutir à la signature du traité de Paris, par lequel Londres reconnaît l’indépendance des Etats-Unis d’Amérique, il n’en faut pas autant pour que l’alliance franco-américaine connaisse ses premiers ratés. Durant les négociations de paix avec Londres, l’attitude de Philadelphie , qui joue un jeu solitaire en n’informant pas la Cour de la teneur des discussions comme cela avait été convenu, agace considérablement Versailles. C’est, toutefois, quand Anglais et Américains signent un accord commercial, par lequel les négociants britanniques conservent une situation privilégiée outre-Atlantique, que la France se sent insuffisamment remerciée de son aide pourtant décisive. Notons, à cet égard, que, dès l’origine, les relations franco-américaines sont indissociables des relations anglo-américaines. Les Etats-Unis et la Révolution française Après 1789, les relations bilatérales ne s’améliorent guère. Le paradoxe surprend à bien des égards. D’abord, il est incontestable que l’expérience américaine, en consacrant les idées de Liberté et d’Egalité, ainsi que les principes de souveraineté populaire et de consentement à l’impôt, a eu une influence notable sur les protagonistes français. Les Etats-Unis ont donné à la doctrine révolutionnaire, élaborée en France dans les salons, les académies locales, les loges maçonniques, les cabinets de lecture, l’Encyclopédie et les différentes gazettes, ce qui lui manquait encore : l’exemple de son applicabilité. Par ailleurs, le Bill of Rights de Virginie (1776) et la Constitution fédérale (1787) ont naturellement servi de « modèles » aux rédacteurs de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 et de la Constitution de 1791. Ensuite, les hommes au pouvoir de part et d’autre de l’Atlantique sont apparemment faits pour s’entendre. La Fayette, le « Héros des Deux Mondes », nommé commandant en chef de la Garde Nationale, dirige pratiquement la France en 1790, tandis que George Washington est le premier président élu des Etats-Unis (1789-1797) . Mieux, le secrétaire d’Etat américain, en d’autres termes le chef de la diplomatie de la jeune République, n’est autre que le très francophile Thomas Jefferson. Si l’on ajoute, enfin, à cela le fait qu’après l’abolition de la Monarchie, en août 1792, la France devient à son tour une République, on ne voit pas comment les deux pays pourraient ne pas s’entendre. Or, il n’en est rien. Bien au contraire… Il faut dire que, dans les prodromes de la première véritable crise franco-américaine, la situation politique dans les deux pays joue un rôle certain. Les excès révolutionnaires qui secouent la France jacobine inquiètent les fédéralistes américains au pouvoir (Washington, Adams, Hamilton, etc.), autant qu’ils suscitent de la sympathie chez les républicains dans l’opposition (Jefferson, Madison, etc.). Les premiers, partisans d’un pouvoir fort, quasi monarchique, recrutent parmi les milieux d’affaires des ports du Nord-Est. « La guerre est finie, place au commerce avec la Grande-Bretagne ! », semble être leur devise. Restés anglophiles malgré la guerre d’Indépendance, ils s’inquiètent de voir les échanges commerciaux avec le Vieux Continent désorganisés, voire paralysés, par la guerre franco-anglaise déclenchée en 1793. Les seconds, inquiets d’un éventuel retour en force de l’ancienne puissance tutélaire, tiennent à l’alliance française. Pour ces représentants des Etats agricoles et esclavagistes du Sud, l’avenir de l’Union est à l’ouest du Mississippi, dans la conquête de la Louisiane, cédée par la France à l’Espagne en 1762. Toutefois, la tournure que prennent les événements en France inquiète George Washington. L’affaire Genet (1793-1794) Au différend né de la question des dettes américaines et du non-respect du traité de 1778, viennent s’ajouter les maladresses du nouvel ambassadeur de France à Philadelphie. Nommé par la Convention, en novembre 1792, Edmond Genet (1763-1834) est un ami personnel de Jefferson et un admirateur de la jeune République. Croyant en la solidarité franco-américaine, il lance, dès son arrivée triomphale à Charleston, en avril 1793, un vibrant appel aux citoyens américains pour qu’ils viennent au secours de la France républicaine en guerre contre l’Angleterre. En faisant cela, il feint d’ignorer la position officielle des Etats-Unis dans le conflit. Dans le même temps, il fait armer des corsaires dans les ports américains pour s’attaquer au commerce maritime britannique. En octobre, encouragé par Hamilton (secrétaire d’Etat au Trésor) et Knox (secrétaire d’Etat à la Guerre), tous deux ouvertement anti-français, le président Washington demande au Comité de Salut Public le rappel de Genet. Le diplomate est aussitôt révoqué par les Montagnards qui viennent de chasser les Girondins du pouvoir à Paris. Son successeur, le commissaire Faucher, débarque à Philadelphie en février 1794. Chargé d’arrêter Genet et de le ramener en France, il demande son extradition au gouvernement fédéral. Celui-ci refuse. Genet évite ainsi la guillotine et décide prudemment de rester sur le territoire américain. Il épousera, quelques années plus tard, Cornelia Clinton, fille du gouverneur de l’Etat de New York, et sera fait citoyen des Etats-Unis. L’affaire Genet n’est qu’une des étapes du processus de dégradation des relations bilatérales. Sa révocation ne règle pas les contentieux qui, au contraire, se multiplient. En vertu d’un décret de Floréal an I, les Français saisissent les navires américains chargés de cargaisons destinées à l’Angleterre en escale dans les ports français. A la fin de l’année suivante, en violation du traité commercial franco-américain de 1778, les Américains, par l’entremise du président de la Cour Suprême, John Jay, signent un traité de commerce avec les Anglais. Alors que Washington a dépêché James Monroe à Paris, afin d’y témoigner de l’inaltérable amitié des Etats-Unis, le traité anglo-américain du 19 novembre 1794, dit « traité Jay », met fin aux illusions françaises. Bien que logique, cette alliance d’intérêts et de culture est accueillie par Paris comme une trahison, voire une déclaration de guerre, puisqu’il est désormais permis aux Anglais, en vertu du « droit de visite », de confisquer les marchandises françaises découvertes à bord de navires américains. La Convention prend des mesures de rétorsion qui aggravent la tension. Des navires américains sont arraisonnés par des corsaires et immobilisés dans des ports français, notamment à Bordeaux. L’alliance franco-américaine de 1778 a bel et bien vécu. Et l’ambassadeur américain Gouverneur (c’est son prénom) Morris, grand séducteur à la jambe de bois, n’y pourra rien. La Quasi War et ses conséquences (1797-1801) Avec l’élection à la Présidence de l’Union du fédéraliste John Adams (1797-1801) - Thomas Jefferson est son vice-président républicain (en raison du mode de scrutin) -, la crise entre Paris et Philadelphie atteint son paroxysme. Le Directoire ordonne à l’ambassadeur Monroe de quitter le territoire français, et à la marine de la République de lancer une véritable guerre de course contre les navires américains. Ainsi, pendant près de quatre ans, les deux pays vont se faire une « guerre non déclarée », baptisée Quasi War outre-Atlantique. C’est, avec le débarquement de novembre 1942 en Afrique du Nord, et si l’on excepte les combats de la période coloniale, la seule occasion dans toute l’Histoire où du sang sera versé entre Français et Américains. Alors que la tension est vive entre les deux pays, Adams n’en tente pas moins l’apaisement. En octobre 1797, il envoie trois délégués (Pinckney, Gerry et Marshall) en France, afin de trouver une solution à la crise. Mais, en avril 1798, Talleyrand, ministre des Affaires étrangères du Directoire, accepte d’engager les pourparlers à condition de recevoir, dit-on, un pot de vin de 250.000 dollars. Pendant trois ans, escarmouches, incidents et combats navals vont se multiplier, principalement dans les Caraïbes. Le 7 juillet 1798, l’U.S.S. Delaware capture la goélette française La Croyable sur les côtes de Pennsylvanie. Elle est aussitôt rebaptisée U.S.S. Retaliation. L’année suivante, la goélette est récupérée par les frégates françaises Volontaire et Insurgente. La défaite de cette dernière (40 canons, 400 hommes) face à la frégate américaine U.S.S. Constellation (38 canons, 316 hommes), le 9 mars 1799, reste l’épisode le plus célèbre de la Quasi War. La prise du bâtiment, rebaptisé U.S.S. Insurgent, est rendue plus humiliante encore par l’attitude déshonorante de son pleutre capitaine, Barreaut. Ce dernier, paralysé de terreur pendant le combat, en perd tout orgueil. Croyant s’attaquer à une corvette, il sous-estime la force de l’adversaire. Officier de la grande Marine française, il ignore peut-être que les modestes Etats-Unis se sont dotés de 6 frégates de 40 canons, pour garantir leurs intérêts commerciaux face aux pirates barbaresques en Méditerranée et longer les côtes chinoises. Eléments précurseurs de l’U.S. Navy , la Constellation et ses sister ships inaugurent ainsi la présence américaine en Méditerranée et dans la Pacifique, avant de faire respecter le pavillon américain aux Antilles. La convention de Mortefontaine (1801) Cette fois, Talleyrand et les représentants du Directoire proposent, les premiers, de négocier avec les représentants américains, débarqués de l’U.S.S. United States en octobre 1799. La France n’a pas les moyens de faire la guerre sur plusieurs fronts à la fois. Adams accepte de discuter, malgré l’hostilité de l’opinion américaine et l’opposition de Hamilton, qui fait figure de « faucon ». Le coup d’Etat du 18 Brumaire ne contrarie que provisoirement les négociations. Le nouveau régime, baptisé Consulat, n’opère pas de revirement diplomatique. Bonaparte reçoit même la délégation américaine, composée de Vans Murray, Davis et Ellsworth, au palais des Tuileries, avant d’aller faire la guerre en Italie. Preuve que le Premier Consul reprend la politique de Talleyrand à son propre compte, c’est son frère, Joseph, qui dirige la délégation française, composée entre autres du comte de Roederer et du comte de Fleurieu . Après plusieurs mois de tractations difficiles, l’accord est finalement signé le 30 septembre 1800 dans la propriété de Joseph, à Mortefontaine, au nord de Paris, puis il est ratifié le 23 mars 1801. La convention met fin à l’état de guerre et prévoit la restitution mutuelle des propriétés capturées, l’acquittement des dettes respectives et l’application de la clause de la nation la plus favorisée en matière commerciale. Curieusement la fin de la Quasi War consacre le déclin politique des fédéralistes gallophobes et permet aux républicains francophiles d’emporter les élections du 4 mars 1801. L’accession de Thomas Jefferson (1801-1809), le Sage de Monticello, à la Présidence de l’Union est donc vécue à Paris comme une aubaine. Elle va participer de l’amélioration des relations bilatérales voulue par le Premier Consul. En avril 1803, Bonaparte vend ainsi aux Etats-Unis, pour la somme de 60 millions de francs, la partie de la Louisiane récemment restituée par l’Espagne . En acquérant le territoire compris entre le Mississippi et les Rocheuses, depuis le golfe du Mexique jusqu’à la frontière méridionale du Canada anglais, l’Union réalise la plus grande transaction foncière de l’Histoire et double sa superficie ! C’est James Monroe, le futur Président, qui négocie l’achat pour Washington. L’essor de la marine de John Paul Jones La guerre larvée entre Français et Américains n’a pas seulement eu une incidence sur les relations bilatérales. Elle a aussi beaucoup contribué au développement de l’U.S. Navy qui va bientôt servir contre les Tripolitains (1801-1805) et les Anglais (1812-1814). Face à la nécessité de défendre les navires de commerce américains des assauts des corsaires français aux Antilles et aux larges des côtes européennes, le Congrès a, en effet, créé en avril 1797 un Département de la Marine, chargé de superviser la construction et l’armement des nouveaux bâtiments mis en chantier. En juin de l’année suivante, le corps de l’infanterie de marine, les célèbres Marines, est créé. Sous l’impulsion de son secrétaire, Benjamin Stoddert, et en liaison avec le commodore John Barry, chef d’état-major de la marine, le nouveau ministère fédéral lance dans la guerre de course 365 navires et systématise l’escorte des convois. Au plus fort de la Quasi War, l’U.S. Navy est forte de 14 bâtiments de guerre, dont 9 frégates. C’est au cours de la guerre dite de Tripoli (1801-1805) que les marins américains, commandés par le commodore Edward Preble, ont, pour la première fois, l’occasion de prouver leur valeur hors des eaux nationales. Le pacha de Tripoli ayant augmenté notablement le tribut exigé pour laisser passer les navires de commerce en Méditerranée, puis inconsciemment déclaré la guerre aux Etats-Unis (14 mai 1801), Washington se lance dans une guerre navale, dont l’escadre de Méditerranée de l’U.S. Navy sort largement vainqueur. Le lieutenant Decatur, ainsi que le jeune Marines Corps s’illustre, en particulier, devant Tripoli, tandis qu’un médecin de marine français, Pierre de Saint-Médard, sert à bord de plusieurs frégates (U.S.S. New York et U.S.S. Constitution) durant tout le conflit. Par un traité signé le 4 juin 1805, les Etats-Unis sont libérés de l’obligation de payer tribut aux Tripolitains. A compter de cette date, une escadre américaine mouillera en Méditerranée en permanence, exception faite de la période de la guerre de Sécession. Les années 1800 ont sonné le glas de la présence et de l’influence françaises en Amérique du Nord. Au lendemain de la Quasi War, guerre non déclarée qui a accéléré la marginalisation de la France outre-Atlantique, Napoléon a compris que la France n’avait plus les moyens de ses ambitions américaines. Mieux, les Etats-Unis, qui ont favorisé la révolte de Saint-Domingue, sont devenus des rivaux potentiels, voire même des adversaires. Ingratitude ? Sans doute. A moins que l’alliance franco-américaine de 1778, tant célébrée, n’ait finalement été que le fruit de la conjoncture ? Qu’importe ! L’héritage américain des Français dépasse la liste impressionnante de végétaux (coton, pomme de terre, tomate, tournesol, tabac, haricot, etc.), d’animaux (dindon, etc.) et autres plantes médicinales (gingembre, etc.), rapportés du Nouveau Continent et mis à la mode en premier lieu par la Cour, avant d’être vulgarisés dans tout le pays au cours des deux siècles écoulés. Il ne se résume pas non plus au courant américanophile et primitiviste, véhiculant le mythe du « Bon Sauvage des Amériques », qui parcourt la littérature française depuis Montaigne, l’abbé Prévost, Voltaire et Rousseau. Aux Amériques, la France a, en effet, gagné une réputation - celle d’un pays généreux – et une amitié mythique – celle des jeunes Etats-Unis. Alliés dans la guerre contre Albion à la fin du XVIIIe siècle, les deux peuples vont pourtant s’éloigner l’un de l’autre tout au long du XIXe siècle. Seule une minorité va, des deux côtes de l’océan qui sert de frontière aux deux pays, continuer d’entretenir le lien tissé par La Fayette, Rochambeau et De Grasse. Les marins, quant à eux, vont s’ignorer superbement, jusqu’à ce qu’à la fin des années 1890 les théories d’Alfred Mahan soient reprises par certains stratèges français. |